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venait-il à succomber, l'admiration, la douleur devaient parler sur son tombeau : on se rappelait ses actions; on s'entretenait de cette vie puissante et glorieuse qui venait de finir; c'était l'éloge funèbre et, dans la simplicité superstitieuse des premiers temps, cet hommage suprême devenait souvent une apothéose.

Les livres saints, premières et sublimes archives de tous les genres de poésie et d'éloquence, nous font entendre la plainte de David sur la mort de Saül et de Jonathas. David célèbre les deux guerriers tombés au champ de bataille: il vante leur courage, leur beauté ; il publie et recommande leur mémoire; il décrit le deuil du peuple qui les a perdus. Rien n'est à la fois plus solennel et plus spontané que ce témoignage des vivants à la gloire de ceux qui viennent de mourir; rien ne doit avoir plus naturellement inspiré l'éloquence.

D'après cette disposition du cœur humain, qui devait, dans la plus obscure peuplade, dans la moindre tribu, faire éclater une expression commune de douleur à la mort du guerrier courageux, du chef bienfaisant, peuton s'étonner que les récits de l'histoire nous montrent, dans une des grandes sociétés le plus anciennement établies, l'usage de l'éloge funèbre sur le tombeau des rois? S'il faut en croire Diodore de Sicile, les institutions de l'Égypte soumettaient ces éloges à une difficile épreuve, et leur imposaient une véracité à laquelle l'oraison funèbre, dans les temps modernes, a dérogé plus d'une fois. « Les « prêtres, dit cet historien, prononçaient l'éloge du mo« narque, en rappelant tout ce qu'il avait fait de bien. Les « foules de peuple réunies pour la pompe funèbre enten« daient ces discours avec faveur, si le monarque avait « bien vécu; autrement, ils protestaient par leurs mur- mures: aussi beaucoup de rois furent-ils, à cause de

« celte opposition du peuple, privés de la sépulture écla « tante établie par la loi. »

Voilà ces fameux jugements d'Égypte, dont Bossuet a parlé avec autant d'admiration que de génie, et qui peutêtre n'ont jamais existé que dans l'imagination républicaine des écrivains grecs. Mais, quoi qu'il en soit des formes de ce tribunal, devant lequel comparaissait la renommée des rois, une telle tradition nous fait voir que même dans cette Égypte, où la domination d'un mystérieux sacerdoce, l'immobilité de chaque homme dans la place où il était né, les mœurs, les coutumes, et tout, jusqu'à ce muet langage qui couvrait les monuments, semblait avoir établi l'empire du silence, et proscrit cet art de la parole, si cher aux nations brillantes de la Grèce, on avait cependant admis l'éloquence pour animer les tristes solennités de la mort.

S'il en fut ainsi dans la tranquille et monotone Égypte, on conçoit assez que la Grèce républicaine avait dû consacrer avec plus d'éclat encore les funérailles de ses libres citoyens, et profiter de leur perte même, pour perpétuer leur dévouement et leur courage. Cette heureuse patrie de l'imagination, cette terre de gloire et d'enthousiasme, où, dans les assemblées politiques, dans les fêtes, et sur les théâtres, retentissait un perpétuel concert d'éloquence et de génie, ne pouvait laisser la sépulture des morts solitaire, dépouillée de cette vie puissante de la parole humaine. Mais l'orgueil démocratique était si jaloux, et le patriotisme si commun, si naturel, que les éloges funèbres s'adressaient moins à la mémoire d'un grand homme isolé, qu'à celle des nombreux citoyens qui avaient péri dans quelque journée glorieuse. Les chefs et les soldats morts à Marathon, à Salamine, à Platée, en recevant les honneurs d'une sépulture publique, étaient célébrés par la

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voix d'un orateur qui parlait au nom de leur commune patrie. Mais il ne paraît pas que l'éloge particulier d'aucun des grands hommes d'Athènes ait été solennellement prononcé sur sa tombe. Il est vrai que l'ostracisme populaire les laissa rarement mourir au sein de leur patrie.

Croira-t-on que ces éloges, qui embrassaient la renom. mée de tous les guerriers moissonnés dans un même combat, eussent peu de grandeur et d'intérêt ? En jugera-t-on par l'espèce de froideur qui se fait sentir dans un discours semblable, composé par un grand écrivain du dernier siè cle? Aux belles époques de la Grèce, dans ces guerres généreuses qui n'étaient point entreprises pour l'ambition ou l'intérêt d'un homme, dans ces résistances sublimes de quelques cités libres et civilisées contre toutes les forces de l'Asie esclave et barbare, il y avait un héroïsme, pour ainsi dire, collectif et vulgaire, qui se communiquait à chacun des guerriers victimes d'une si noble cause. La patrie seule était grande dans le sacrifice de ses enfants; c'était son triomphe que l'on célébrait à leurs funérailles ; c'était le génie d'Athènes qui remplissait l'éloge de ces héros anonymes que l'orateur enveloppait dans une commune gloire. On conçoit, on retrouve cette nature d'enthousiasme, en lisant la tragédie des Perses d'Eschyle, qui fut l'Homère de la Grèce historique.

Le plus ancien monument qui nous reste de cette éloquence du panégyrique ne remonte pas au siècle des Miltiade, et ne se rapporte pas à d'aussi grands souvenirs. Périclès, célébrant les guerriers athéniens qui avaient péri dans une guerre contre Samos, disait : « Ces homa mes sont devenus immortels comme les dieux eux◄ mêmes : car nous ne voyons pas les dieux en réalité; mais, par les honneurs qu'on leur rend et les biens dont ils jouissent, nous jugeons qu'ils sont immortels. Les

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a.

« mêmes signes existent dans ceux qui meurent pour la « défense de la patrie. » Ce débris le plus ancien que nous ayons d'un éloge funèbre prononcé chez les Grecs appartient à une époque de civilisation déjà fort avancée. Je ne sais aussi, mais il me semble que la foi. aux apothéoses est faiblement marquée dans ce passage, quelle que soit la beauté du mouvement qui sert à l'exprimer. L'orateur donne une raison brillante et ingénieuse pour expliquer une pieuse illusion, qui n'existe plus dès qu'on l'explique ainsi. On peut croire seulement, d'après ces paroles, que, dans une époque plus ancienne et plus simple, la solennité des éloges funèbres se liait à une espèce de culte idolâtrique envers les morts.

Mais du temps de Périclès, et après lui, à mesure que les guerres furent inspirées par l'ambition, l'intérêt, la rivalité, cette pompe funéraire que la patrie décernait à ses guerriers dut être moins imposante et moins sacrée, Périclès prononça l'éloge des soldats morts au commencement de la guerre du Péloponnèse. On ignore si c'était dans ce discours que, déplorant la perte de la jeunesse athénienne moissonnée dans le combat, il avait dit ces touchantes paroles, rapportées par Aristote : L'année a perdu son printemps. Elles ne se trouvent pas dans la harangue que Thucydide a placée sous le nom de Périclès. Mais il semble que cette harangue est une fiction de l'historien, et qu'elle porte l'empreinte de son style grave et sévère. Elle ne peut donc servir qu'à nous indiquer comment, à l'époque même où écrivit Thucydide, on concevait le caractère de ces panégyriques funèbres qui furent en usage jusqu'au dernier jour de la liberté grecque. A l'artifice avec lequel ce discours est composé aux digressions qui le remplissent, à l'espèce de sévérité philosophique et de stoïcisme réfléchi que l'on y sent,

il est visible que ce genre d'éloquence commençait à perdre de son enthousiasme, et devenait une sorte de cérémonial souvent confié à de médiocres orateurs, et dont le génie s'acquittait, en éludant à moitié un texte devenu trop vulgaire.

I

A l'occasion de ce discours prononcé la première année et pour les premières victimes de la guerre du Péloponnèse, Thucydide a rappelé toutes les pompes dès longtemps usitées dans ces circonstances. Il décrit la tente dressée trois jours avant les funérailles, et où les ossements des morts étaient exposés à la vue, pour recevoir des libations et des offrandes; les chars sur lesquels on plaçait les cercueils de cyprès destinés aux guerriers des différentes tribus; le lit funèbre entièrement vide que l'on portait, en mémoire de ceux dont la patrie n'avait pu recueillir les dépouilles mortelles; la foule des citoyens qui suivaient, les parents en pleurs qui se pressaient autour du monument; et l'orateur, choisi entre les plus illustres et les plus sages, élevant la voix pour prononcer l'éloge des morts que l'on venait d'ensevelir.

Rien sans doute de plus majestueux que cette pompe, de plus grand que cette tristesse de tout un peuple, de plus patriotique et de plus moral que ces honneurs rendus à ceux qui avaient péri pour la gloire et la liberté commune. De tels usages, un tel culte pour la cendre des morts, expliquent même certaines bizarreries des mœurs antiques, et font concevoir, sans la justifier, cette sentence barbare des Athéniens condamnant dix capitaines au supplice, parce qu'ils n'avaient pu recueillir et rapporter dans Athènes les corps de leurs soldats naufragés. On retrouvait, il est vrai, dans ce sentiment plutôt l'orgueil de la liberté démocratique et de la souveraineté poTuchyd., Hist, lib. II.

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