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VIII

Wittenweiher est un village situé sur la rive droite du Rhin, entre Lahr et Offenbourg. Ce fut là que s'accomplit, le 9 août 1638, l'acte décisif d'une longue lutte, qui avait pour objet la possession de la ville forte de Brisach, possession qui entraînait celle de la Haute-Alsace et du Brisgau. Bernard de Saxe-Weimar, avec une armée soldée par la France, avait battu et pris, cinq mois auparavant, le fameux Jean de Werth, redouté pour ses hardis coups de main, et il l'avait envoyé sous bonne escorte à Paris, où il fut pendant quatre ans le héros à la mode, reçu à la cour et à la ville, et d'autant plus admiré qu'il n'était plus à craindre. Goetz accourut de la Westphalie pour rétablir l'honneur des armes impériales, rassembla à la hâte les troupes éparses dans les garnisons, et se présenta devant Bernard près de Wittenweiher. Il fut battu à son tour, et Brisach, après avoir subi quatre mois encore toutes les horreurs de la faim, finit par se rendre. Ce que Simplice vient de dire des Frères de la Maraude explique en partie la défaite des Impériaux. Les soldats refusaient de se battre, ou passaient à l'ennemi, parce qu'ils manquaient de pain; il fallait partager le peu de vivres qui restaient avec la foule des désœuvrés que l'armée traînait à sa suite.

Après que les Impériaux, Autrichiens, Bavarois ou Croates, se sont débandés, Simplice et son ami Herzbruder se retrouvent dans une hôtellerie; et comme ils sont près de la frontière suisse, l'idée leur vient de faire un pèlerinage à Notre-Dame-desErmites. Herzbruder, qui a fait l'expérience de la vie non seulement dans les camps, mais aussi dans les chancelleries, est le plus repentant des deux, parce qu'il est le plus désenchanté. Simplice, quoiqu'il pense souvent avec regret à l'existence tranquille et pure qu'il menait dans les forêts du Spessart, a gardé un sentiment de curiosité qui l'attache encore au monde. Ce qui le pousse surtout, c'est l'envie de voir «< l'unique pays de l'Europe où fleurit la paix ». Il propose d'acheter des chevaux; mais son compagnon lui rappelle qu'un pèlerinage, pour être sincère et efficace, doit se faire à pied, et qu'il est même d'usage de mettre des pois dans ses souliers, pour se mortifier pendant la marche. Simplice accepte ces conditions; mais il réfléchit qu'aucun règlement ne dit si les pois doivent être crus ou 'cuits. Il fait donc cuire les siens, pour en rendre le contact moins dur, non sans en avoir fait la confidence à son ami, qui lui reproche sa tiédeur. Ils passent la frontière à Schaffouse, et Simplice assiste d'abord à un spectacle qui lui paraît extraordinaire : << Je trouvai ce pays tout à fait étrange, quand je le comparai à l'Allemagne que je venais de quitter, et j'aurais été transporté au Brésil ou en Chine, que

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je n'aurais pas pu être plus étonné. Je vis les gens aller et venir en paix, les étables pleines de bétail, les fermes garnies de poules, d'oies et de canards. Les voyageurs circulaient sur les grandes routes, et de joyeux convives étaient attablés dans les auberges. On ne fuyait pas devant l'ennemi, on ne craignait pas le pillage, on n'était pas en perpétuel danger de mort. Chacun vivait tranquille à l'ombre de sa vigne ou de son figuier. Bien que le climat fût un peu rude, ce pays me sembla un paradis, en comparaison de l'Allemagne. Aussi je ne pouvais me lasser de regarder à droite et à gauche, pendant que nous cheminions l'un à côté de l'autre, et que mon compagnon disait religieusement son chapelet. >>

Simplice se confesse pour la première fois de sa vie; il fait tous les exercices réglementaires, et il en éprouve, dit-il, un soulagement momentané. Puis les deux pèlerins vont passer l'hiver aux eaux de Bade. Herzbruder meurt des blessures qu'il a reçues au siège de Brisach. Simplice retrouve le paysan qui l'a nourri dans son enfance, et il l'installe dans une ferme au pied de la Forêt-Noire. Il semble que lui-même, après toutes ses traverses, ait mérité de vivre enfin dans une retraite paisible ou dans l'exercice tranquille d'une industrie honnête. Mais tel n'est pas l'avis de l'auteur : il lui fait faire encore deux voyages, l'un autour de l'Asie, l'autre au centre de la terre, voyages peu intéressants, dont

les détails étaient puisés dans les manuels de physique et de géographie, et qui devaient donner satisfaction au goût de l'époque pour l'extraordinaire et le merveilleux.

Au retour, Simplice apprend que la paix a été conclue dans l'intervalle. Alors, comme toute son existence a été vouée à la guerre, il lui semble qu'il se trouve devant une porte close. « Comme j'avais du loisir, je me mis à réfléchir, et je me dis en moimême : Ta vie n'a pas été une vie, mais une mort. Tes jours ont été une ombre, tes années un rêve, tes plaisirs des péchés, ta jeunesse une folie, ton bienêtre un trésor d'alchimiste qui s'en va par la cheminée lorsqu'on croit le saisir. Tu as traversé tous les hasards de la guerre; tu as été tour à tour grand et petit, riche et pauvre, joyeux et triste, aimé et haï, honoré et méprisé. Que te reste-t-il au terme du voyage? Tu es sans ressources et inhabile au bien; tu as le cœur plein de soucis, la conscience inquiète et chargée, l'âme souillée et corrompue, le corps fatigué et l'esprit troublé. Tes belles années sont perdues, et ton innocence avec elles. Rien ne peut plus te réjouir tu as été ton propre ennemi. »>

Simplice se souvient alors des leçons de son père, et, comme lui, il se fait ermite. Sera-ce pour longtemps? Il avoue qu'il ne saurait le dire lui-même. S'il renonçait au monde par une brusque conversion et comme par un coup de la grâce, la conclusion serait banale, et Simplice ne serait pas ce que

l'auteur a voulu qu'il soit, une image de la société allemande de son temps, de la société la plus incohérente qui fût jamais, tiraillée au dehors et divisée au dedans, marchant sans direction vers un but inconnu.

IX

Le fond du caractère de Simplice est l'inconstance, une bonté naturelle exposée à toutes les chutes, un cœur excellent sans l'idée d'un devoir, sauf peut-être le devoir militaire. Son humeur est aussi changeante que sa fortune. Ses meilleures résolutions durent l'espace d'un jour. A quoi bon, aussi, former des projets, quand on n'est jamais sûr de l'heure suivante? Il se marie deux fois, la première fois à Lippstadt, avec la fille d'un officier en retraite ; il la quitte presque aussitôt et il l'oublie; il ne songe à la revoir qu'un an après, et il apprend qu'elle est morte en lui laissant un fils. Plus tard, ayant acquis une ferme dans la Forêt-Noire, il épouse une paysanne, qui l'a séduit par sa beauté, mais qui a tous les vices, et qui meurt par suite d'excès. Il s'intéresse passagèrement à ses enfants, et il en a de toutes sortes; mais, en somme, il a l'air de les confier, eux aussi, à la fortune inconstante qui a régné sur sa propre vie.

On a déjà vu avec quelles pensées il a fait son

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