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sible qu'un travail de ce genre ne fût traversé çà et là par un ressouvenir involontaire de Goethe, dont le nom plane sur toute cette littérature.

VI. LE JEUNE GOETHE.

La tragédie de Goethe est, après la Tragique histoire de Marlowe, le second renouvellement original de la légende. Goethe, au moment d'écrire les premières scènes du premier Faust, ne connaissait pas l'œuvre de Marlowe 1. Ce fut, d'après son propre témoignage, la pièce de marionnettes qui lui servit de point de départ. Il parle, au commencement de ses Mémoires, d'un théâtre de marionnettes, dernier cadeau de Noël qu'il reçut de sa grand'mère, <«< sur lequel des mains autres que les siennes firent d'abord mouvoir les personnages, mais qu'on lui permit bientôt d'animer de ses propres inventions ». Que jouait-on sur cette scène enfantine, dont l'impression se prolongea, dit Goethe, jusque dans son âge mûr? Peut-être déjà le magicien Faust, comme le suppose Kuno Fischer. En tout cas, le

1. La première mention qui en soit faite par Goethe se trouve dans son Journal. On y lit, à la date du 11 juin 1818, ces mots :

D' Faust de Marlowe ». Il s'agit de la traduction de Wilhelm Müller, précédée d'une préface d'Achim d'Arnim, et dont celuici avait offert un exemplaire à Goethe. Il est probable cependant que Goethe n'avait pas attendu jusque-là pour prendre connaissance de l'œuvre de Marlowe.

jeune Goethe put voir jouer la pièce de marionnettes à Francfort, sa ville natale, où il resta jusqu'au commencement de sa dix-septième année. Il la vit sûrement représenter à Leipzig, où il fit ses premières études de droit, de 1765 à 1768. Il visita aussi, à Leipzig, la cave d'Auerbach, où s'était passée, selon la légende, une des plus étranges aventures de Faust. Le livre de Pfitzer, quoiqu'il ne le mentionne pas à cette date, n'a pas dû échapper à son attention. Il nous apprend, en effet, à un autre endroit des Mémoires, « que l'histoire du Juif errant se grava de bonne heure dans son esprit par les livres populaires 1»: or un de ces livres populaires les plus répandus était celui du Docteur Faust. Ce furent donc la pièce de marionnettes en première ligne, ensuite le récit de Pfitzer plus ou moins fidèlement reproduit dans des éditions populaires, qui fournirent à Goethe les éléments encore grossiers et, pour ainsi dire, la matière brute de son chef-d'œuvre 2.

1

Il quitte Leipzig à la fin de septembre 1768, peu satisfait de l'enseignement qu'il y a reçu, un enseignement scolastique, réduit en formules et en paragraphes, selon la méthode de Wolff3. L'impression

1. Poésie et Vérité, XVe livre.

2. Voir un article de Frédéric Meyer de Waldeck, dans l'Archiv de Schnorr, 13 vol., 2° cahier, Leipzig, 1885.

3.

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Soyez dans la salle de cours au premier coup de cloche, dit Méphistophélès à l'Écolier. Ayez bien étudié d'abord vos paragraphes, afin de mieux voir ensuite que le maître ne dit rien qui ne soit dans le livre. (Faust, première partie.)

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qu'il en a gardée doit être assez exactement définie dans les Mémoires, puisqu'elle se retrouve dans sa correspondance. Il rentre à la maison paternelle, découragé et malade, et, pendant l'hiver suivant, moins pour s'instruire, dit-il, que pour se distraire, il s'occupe de magie et d'astrologie. Il assure même qu'un médecin alchimiste lui rendit la santé au moyen d'un spécifique dont il avait le secret. A la fin de mars 1770, il va terminer ses études à Strasbourg. Il y rencontre Herder, génie encore plus précoce que lui, d'un goût mûri par la science, mais qui ne fait, en somme, que le confirmer dans la direction que son esprit avait déjà commencé à prendre. Herder lui enseigne que l'essence de la poésie est ce qui est populaire dans le sens le plus large et le plus profond du mot, c'est-à-dire naturel, caractéristique, original. Il lui fait connaître les monuments vrais ou supposés des littératures primitives, la Bible, Homère, Ossian. En même temps, Goethe se passionne pour l'architecture gothique. Enfin il découvre Shakespeare. « La première page que je lus de lui, dit-il, me fit sien pour la vie; je fus comme un aveugle-né à qui une main magique vient de rendre la vue; je sentis mon existence élargie à l'infini. » Son lyrisme aussi prend de la chaleur et de la vie, sous le coup de la première passion profonde qu'il ait éprouvée; il compose les Chansons de Sessenheim, et il a raison de dire « qu'on les reconnaît aisément parmi les autres ». Au milieu

de toutes ces influences, les sujets « qui avaient pris racine en lui » se développent et se constituent peu à peu. « C'étaient Goetz de Berlichingen et Faust. La biographie du premier, ajoute-t-il, m'avait ému jusqu'au fond de l'âme. Ce rude et généreux représentant de la défense personnelle dans un temps d'anarchie sauvage excitait ma plus vive sympathie. La remarquable pièce de marionnettes dont l'autre était le héros résonnait et bourdonnait dans ma tête sur tous les tons. Moi aussi, je m'étais poussé à travers toutes les sciences, et j'en avais reconnu de bonne heure la vanité. J'avais pris la vie par tous les côtés, et j'étais toujours revenu de mes tentatives plus mécontent et plus tourmenté. Ces choses et beaucoup d'autres, je les portais en moi et j'en faisais mes délices dans mes heures solitaires, sans toutefois rien mettre par écrit 1. »

A la fin du mois d'août 1771, il retourne à Francfort, et, sauf un séjour de quatre mois à Wetzlar en 1772, qui lui donne le sujet de Werther, sauf quelques excursions à Darmstadt, à Mayence, à Hombourg, et un voyage le long du Rhin avec Lavater et Basedow, il reste dans sa ville natale jusqu'en novembre 1775, où il répond à l'appel du duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar. Ces années 1771 à 1775 marquent l'apogée de la jeunesse de Goethe et en même temps un des grands moments de

1. Poésie et Vérité, X livre.

la littérature allemande. Il faut bien croire qu'il y avait dans l'apparition du jeune poète quelque chose de particulièrement surprenant et séduisant, car les contemporains qui parlent de lui à cette époque ne tarissent pas d'hyperboles sur son compte. Le physionomiste Lavater analyse ses traits avec complaisance, pour y trouver toutes les marques du génie. Jacobi écrit à Wieland, en 1774 : « Plus j'y réfléchis, plus je sens l'impossibilité de donner à qui ne l'a pas vu et entendu une idée de cette extraordinaire créature de Dieu; il est génie des pieds à la tête. » Et Wieland, après l'avoir vu à Weimar, Wieland qui avait pourtant une satire à lui pardonner, écrit à son tour à Jacobi, l'année suivante :

Que te dirai-je de Goethe? Il m'a conquis au premier aspect. Depuis ce matin, mon âme est pleine de Goethe, comme la goutte de rosée est pleine du soleil matinal. » L'assurance qu'il sentait en lui n'était sans doute pas la moindre cause du prestige qu'il exerçait. «< Depuis quelques années, dit-il, mon talent productif ne me quittait pas un seul instant. Souvent même ce que j'observais dans l'état de veille se disposait pendant la nuit en songes réguliers, et, au moment où j'ouvrais les yeux, je voyais devant moi ou un ensemble nouveau qui me ravissait, ou une partie nouvelle d'un tout déjà existant. D'ordinaire, j'écrivais tout de grand matin; mais, le soir encore, et bien avant dans la nuit, quand le vin et la compagnie excitaient mes esprits, on pouvait me

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