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LA CHANSON D'ARODAPHNOUSA

AVENTURE QUI S'EST PASSÉE DANS L'ILE DE CHYPRE

AU XV SIÈCLE, ET QUI Y EST

DEVENUE LE SUJET

D'UNE CHANSON POPULAIRE.

Au tome deuxième de sa Bibliotheca medii ævi, publié en 1873 à Venise, M. Constantin Sathas a donné, pour la première fois, le récit d'un chroniqueur nommé Leontios Machæras. Le manuscrit appartient à la bibliothèque Saint-Marc de Venise. Il s'annonce ainsi : Histoire du doux pays de Chypre par Léontios Macharas. Λεοντίου Μαχαιρᾶ ἐξήγησις τῆς γλυκείας χώρας Kúnρoυ. Ce curieux monument de l'histoire et de la langue de cette île a été transcrit peu de temps après que les Turcs se furent emparés de Chypre (1473). A la difficulté du dialecte Cypriote, l'ignorance du copiste a ajouté beaucoup d'autres difficultés de lecture et d'interprétation: c'est à ces causes qu'il faut sans doute attribuer l'obscurité où ce manuscrit était demeuré. Emmanuel Bekker l'avait examiné, il en avait copié le titre et n'en avait rien dit de plus. Joseph Müller l'avait étudié avec plus de soin, mais il déclare que l'étendue de ce manuscrit et le peu de temps que lui-même avait passé à Venise, ne lui avait pas permis d'en montrer toute la valeur. M. de Mas Latrie n'en avait pas parlé; c'est à M. Sathas que revient l'honneur de cette publication.

Le père du chroniqueur Léontios Machæras, vivait à la fin du XIVe siècle, il était considéré par les souverains de l'île, et il avait une place dans leur conseil. On le voit après la mort de Pierre II, en 1382, prendre une part active à l'élection de Jacques Ier. Il eut quatre fils. Léontios, notre chroniqueur, apparaît dans l'année 1426, à la suite de Jean, dans une expédition contre les soldats égyptiens, qui avaient envahi l'île de Chypre. On le revoit sous Jean II, en 1432, il est chargé d'une mission auprès du sultan d'Icone. C'est dans ce pays que le Français Bertrandon de la Brocquière le rencontra avec son compagnon d'ambassade Lyachin Castrico: Item, dit-il, trouvay en Larande un gentilhomme de Cypre que l'en nomme Lyachin Castrico, et ung aultre que l'en nomme Lyon Maschere, qui parlaient assez bon français (). »

La chronique qu'il a composée part de Constantin-leGrand et s'arrête à l'année 1432. Elle n'entre vraiment dans les détails de l'histoire de Chypre qu'à partir du règne de Pierre Ier en 1360. Cet écrivain peut, par son exactitude, satisfaire les plus difficiles, et parfois il abuse de la patience du lecteur. Il porte un grand scrupule dans les minuties, non-seulement il indique l'année et le mois de chaque événement; il en désigne encore la semaine, le jour et quelquefois l'heure. Il transcrit les lettres qu'il cite, il compte les personnes qui ont assisté au fait qu'il rapporte, et souvent interrompt le fil de son récit pour introduire une liste de chevaliers obscurs dans la narration d'un événement plus obscur encore.

Diomède Strambaly l'a traduit en Italien. Il s'est contenté de dire que l'original était écrit en grec; Amadi l'a mis à profit sans le nommer, et Boustronios,

(1) De Mas Latrie, III, 3.

qui l'a souvent copié, ne l'a pas cité dans le nombre de ses auteurs (1).

De cette chronique, nous ne voulons extraire que quelques pages dont nous donnons ici la traduction. On y verra une aventure tragique où se trouvent mêlés plusieurs personnages français (2). C'est une page intéressante et dramatique de l'histoire des mœurs des occidentaux, transplantés par la victoire dans des régions de la Grèce. Les passions qui sont en jeu dans cette scène, la jalousie, la brutalité, la vengeance, étaient bien propres à la rendre populaire, aussi l'est-elle devenue. Du temps même de Léontios Machæras, nous voyons par son témoignage qu'il n'était bruit que des amours de la Reine avec Jean de Morphe, comte de Therouka; jusqu'aux jeunes filles, tout le monde s'en entretenait καί ἐφανερώθην, τὸ πρᾶμαν εἰς ὅλην τὴν χώραν πῶς ἐγίνην τίτοια παρανομία, καὶ οὗλος ὁ λαὸς δὲν ἠξηγᾶτον ἄλλον, τόσον ὅτι ἐξηγοῦτάν το καὶ τὰ κοπελλία (3) ». Si la faute de la Reine Eléonore d'Aragon, se répandit si vite dans le peuple, quand la coupable avait tout intérêt à la cacher, ce dut être bien autre chose de la vengeance contre la malheureuse Jeanne Laléma, il y avait de quoi dans les deux cas exercer la malignité, et soulever la compassion populaire. De si cruels traitements infligés par une épouse irritée à une rivale qu'elle déteste; des inventions si atroces de la haine, l'étrange rencontre du roi et de sa maîtresse dans un couvent, le retour au palais d'un roi justement désireux de venger son honneur, les

(1) V. Constantin Sahas, t. II, p. pxɛ'.

(2) C'est le récit de la vengeance que la reine tire d'une des maîtresses du roi son mari Pierre II; celui des amours de la reine en l'absence du roi; du retour du prince instruit de la mauvaise conduite de sa femme; de la rencontre inattendue qu'il fait de sa maîtresse dans un couvent où la jalousie de la reine l'a confinée; de ses inquiétudes, de son désir de se venger, de la manière enfin dont sa colère est détournée par de trop sages conseillers sur un innocent pour tranquilliser la conscience du roi de Chypre.

(3) C. Sathas, t. II, p. 166.

intrigues d'un amant qui réussit à le sauver du péril, la fin tragique du malheureux Jean Visconti qui expie par la mort l'infidélité de la reine, et son propre dévouement à son devoir et à l'honneur de son roi : tout cet ensemble de circonstances n'a pu manquer d'agir avec force sur les imaginations populaires. En d'autres temps on en eut fait un drame, on en fit alors des chansons. Ce talent était le seul qui restât au peuple grec de sa faculté épique.

Au tome troisième (le second n'a pas paru) de son ouvrage intitulé Tà Kunρixà, M. Athanase Sakellarios (1), rapporte sous les nos 15 et 16 deux chants qu'il attribue à l'époque de la domination des français dans l'île de Chypre (1191-1473). Il y reconnaît, ce qui n'était pas difficile, l'histoire des amours d'un roi avec une certaine Arodaphnousa, ses indications s'arrêtent là. Grâce à la publication de M. Sathas, nous pouvons dire d'une manière précise et le nom du roi, c'est Pierre II, et le nom véritable de sa maîtresse, Jeanne Laléma, et donner la date rigoureuse de cet événement. On remarquera que dans ces deux chants populaires qui ne rapportent qu'un seul et même fait, l'imagination n'a rien inventé. Le récit au contraire se trouve dépouillé de beaucoup de circonstances intéressantes qui n'ont point été répandues dans le public. On a été au dehors du palais imparfaitement renseigné sur tous les détails de cette sombre affaire, ou bien avec le temps, ces détails ont été oubliés. Le poëte qui a mis en chanson la tragique aventure n'a su que le gros du récit; il n'a vu que la vengeance de la reine, il la rendue plus sanglante et plus irréparable qu'elle ne l'avait été. Dans ces deux chansons la maîtresse du roi est tuée, et Pierre II n'a plus qu'à punir son épouse, sans agir contrairement

(1) Τὰ Κυπριακά, ἤτοι πραγματεία περὶ γεωγραφίας, Αρχαιολογίας, στατισ τικῆς, ἱστορίας, μυθολογίας καὶ διαλεκτοῦ τῆς Κυπροῦ. - Εν Αθηναῖς, 1855-1868.

aux habitudes de ce genre de poésie, c'est l'histoire,
c'est la réalité qui est plus émouvante, plus riche en
détails pathétiques, en circonstances dramatiques. On
a lieu de s'étonner, puisque, suivant le chroniqueur, tout
le monde s'entretenait des amours de la reine, que le
poëte n'en ait rien dit, qu'il ait passé sous silence la
rencontre imprévue, dans un couvent, du roi et de sa
maîtresse : il y avait là de quoi intéresser vivement un
auditoire. Peut-être y avait-il, sur le même fait, d'autres
récits qui ne sont pas venus jusqu'à nous, et que le
hasard fera quelque jour reparaître. Faudrait-il aussi
conclure de cet exemple que, dans ces sortes de monu-
ments historiques, la vérité n'a jamais été dénaturée
par l'exagération des chanteurs? Ce serait aller trop
loin
que de réhabiliter la légende et la réduire à n'être
plus qu'un minimum de l'histoire.

Ces deux chansons sont d'un mérite inégal. Celle que nous donnons la première porte le n° 16 dans Sakellarios. L'autre qui porte le n° 15, est plus rude de langage, moins développée, beaucoup moins riche en détails, et beaucoup moins pathétique. Dans l'une et dans l'autre il se rencontre des particularités absolument semblables qui prouvent une communauté d'origine, il n'y a de différence que dans le talent des deux poëtes. L'auteur du n° 16 a plus d'imagination, plus de grâce dans le langage, plus d'attention à multiplier les circonstances capables d'attendrir les auditeurs. En voici l'analyse.

Arodaphnousa aime le prince d'un amour naïfet fidèle. Appelée devant la reine, elle se pare de vêtements de choix. Elle met dans sa toilette une coquetterie touchante; elle réfléchit en chemin aux paroles dont elle saluera la reine. Elle veut y mettre toute gentillesse et toute bonne grâce. La perfidie de la reine, les feintes caresses dont elle la couvre; la joie d'une première

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