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a esté parlé, fort bien accompagné, de par le seigneur Ludovic, dont il estoit lieutenant et principal serviteur et amena grand nombre de beaux et bons chevaux, et apporta du harnois pour courir à la jouste, et y courut, et bien, car il estoit jeune et gentil chevalier. Le Roy luy fit grand honneur et bonne chere, et luy donna son ordre; et puis il s'en retourna en Italie, et demeura tousjours le comte de Bellejoyeuse ambassadeur, pour avancer l'allée et se commença à apprester une trés-grosse armée à Gennes, et y estoit pour le Roy le seigneur d'Urfé (1), grand escuyer de France, et autres. A la fin le Roy alla à Vienne en Dauphiné, environ le commencement d'aoust audit an; et là venoient chacun jour les nobles de Gennes, où fut envoyé le duc Louys d'Orleans (2), de present regnant roy, homme jeune, et beau personnage, mais aimant son plaisir (de luy est assez parlé en ces Memoires); et cuidoit-on lors qu'il deut conduire l'armée par mer pour descendre au royaume de Naples, par l'aide et conseil des princes qui en estoient chassez, et que j'ay nommez, qui estoient les princes de Salerne et de Bisignan. Et furent prests jusques à quatorze navires genevois, plusieurs galées et galions; et y estoit obey le Roy, en ce cas, comme à Paris, car ladite cité estoit soubs l'Estat de Milan, que gouvernoit le seigneur Ludovic, et n'avoit competiteur leans que la femme du duc son neveu, que j'ay nommée, fille du roy Alphonse (car en ce temps estoit ja mort son pere le roy Ferrand) : mais le pouvoir

() Pierre, seigneur d'Urfé, grand écuyer de France.

(2) Louis, duc d'Orléans, beau-frère de Charles vin, et depuis roi de France sous le nom de Louis XII.

de ladite dame estoit bien petit, veu qu'on voyoit le Roy prest à passer ou à envoyer, et son mary peu sage, qui disoit tout ce qu'elle disoit à son oncle, qui avoit ja fait noyer quelque messager qu'elle avoit envoyé vers son pere.

La despence de ces navires estoit fort grande, et suis d'opinion qu'elle cousta trois cens mille francs, et si ne servit de rien, et y alla tout l'argent contant que le Roy peut finer de ses finances; car, comme j'ay dit, il n'estoit point pourveu ne de sens, ne d'argent, ny d'autre chose necessaire à telle entreprise et si en vint bien à bout, moyennans la grace de Dieu, qui clairement le donna ainsi à cognoistre. Je ne veux point dire que le Roy ne fust sage de son aage; mais il n'avoit que vingt et deux ans, et ne faisoit que saillir du nid. Ceux qui le conduisoient en ce cas, que j'ay nommez, à sçavoir Estienne de Vers, seneschal de Beaucaire, et le general Brissonnet, de present cardinal de Sainct-Malo, estoient deux hommes de petit estat, et qui de nulle chose n'avoient eu experience : mais de tant monstra Nostre Seigneur mieux sa puissance, car nos ennemis estoient tenus trés-sages et experimentez au faict de la guerre, riches, et pourveus de sages hommes et bons capitaines, et en possession du royaume. Je veux dire le roy Alphonse, de nouveau couronné par le pape Alexandre (1), natif d'Arragon, qui tenoit en son party les Florentins, et bonne intelligence au Turc. Il avoit un gentil personnage de fils, nommé dom Ferrand, de l'age de vingt-deux ou vingt

(1) Alexandre vi, de la maison des Borgia, pape en 1492, mort en 1503.

trois ans, aussi portant le harnois, et bien aimé audedit royaume : et un frere, appellé dom Federic, puis roy aprés Ferrand, durant nostre aage, homme bien sage, qui conduisoit leur armée de mer, lequel avoit esté nourry par deça long-temps, et duquel vous, monseigneur de Vienne, m'avez maintesfois asseuré par astrologie qu'il seroit roy : et me promit dés-lors quatre mille livres de rente audit royaume, si ainsi luy advenoit; et a esté cette promesse vingt ans devant que le cas advint.

Or, pour continuer, le Roy mua de propos, à force d'estre pressé du duc de Milan par lettres, et par ce comte Charles de Bellejoyeuse son ambassadeur, et aussi des deux que j'ay nommez. Toutesfois le cœur faillit audit general, voyant que tout homme sage et raisonnable blasmoit l'allée de par delà par plusieurs raisons, et par estre là sur les champs au mois d'aoust sans argent, et sans toutes autres choses necessaires : et demeura la foy audit seneschal seul, dont j'ay parlé; et fit le Roy mauvais visage audit general trois ou quatre jours, puis il se remit en train. Si mourut à l'heure un serviteur dudit seneschal (comme l'on disoit) de peste; parquoy il n'osoit aller autour du Roy: dont il estoit bien troublé, car nul ne sollicitoit le cas. Monsieur de Bourbon et Madame estoient là, cherchans de rompre ledit voyage à leur pouvoir, et leur en tenoit propos ledit general: et l'un jour estoit l'allée rompuë, et l'autre renouvellée. A la fin le Roy se delibera de partir; et montay à cheval des premiers, esperant passer les monts en moindre compagnie. Toutesfois je fus remandé, disant que tout estoit rompu; et ce jour furent empruntez cinquante mille ducats

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d'un marchand de Milan mais le seigneur Ludovic les bailla, moyennant pleiges qui s'obligerent vers ledit marchand, et y fus pour ma part pour six mille ducats, et autres pour le reste et n'y avoit nuls interests. Auparavant on avoit emprunté de la banque de Soly, de Gennes, cent mille francs, qui cousterent en quatre mois quatorze mille francs d'interests: mais aucuns disoient que des nommez avoient part à cet argent et au profit.

CHAPITRE VI.

Comment le roy Charles partit de Vienne en Dauphiné pour conquerir Naples en personne ; et de ce que fit son armée de mer sous la conduite de monsieur d'Orleans.

POUR conclusion, le Roy partit de Vienne le vingttroisiesme jour d'aoust 1494, et tira droit vers Ast. A Suze vint vers luy messire Galeas de Sainct-Severin, en poste. Delà alla le Roy à Thurin, et y emprunta les bagues de madame de Savoye, fille du feu marquis le seigneur Guillaume de Montferrat, et veufve du duc Charles de Savoie, et les mit en gage pour douze millé ducats; et peu de jours après fut à Casal, vers la marquise de Montferrat, dame jeune et sage, veufve du marquis de Montferrat. Elle estoit fille du roy de Servie. Le Turc avoit conquis son pays; et l'Empereur, de qui elle estoit parente, l'avoit mariée là, qui l'avoit par aventure recueillie. Elle Presta aussi ses bagues, qui aussi furent engagées pour

douze mille ducats. Et pouvez voir quel commencement de guerre c'estoit, si Dieu n'eut guidé l'œuvre.

Par aucuns jours se tint le Roy en Ast. Cette annéelà, tous les vins d'Italie estoient aigres : ce que nos gens ne trouvoient point bon, ne l'air, qui estoit si chaud. Là vint le seigneur Ludovic et sa femme, fort bien accompagnez, et y fut deux jours et puis se retira à Non, un chasteau qui est de la duché de Milan, à une lieuë d'Ast; et chacun jour le conseil alloit vers luy. Le roy Alphonse avoit deux armées par pays, l'une en la Romanie vers Ferrare, que conduisoit son fils, et avoit avec luy le seigneur Virgile Ursin, le comte de Petilliane et le seigneur de Trevoul (1), qui pour cette heure est des nostres. Et contre eux estoit, pour le Roy, monseigneur d'Aubigny, un bon et sage chevalier, avec quelques deux cens hommes-d'armes. Il y avoit aussy du moins cinq cens hommes-d'armes italiens aux despens du Roy, que conduisoit le comte de Cajazze, qu'assez avez ouy nommer, qui y estoit pour le seigneur Ludovic: et n'estoit point sans peur que cette bende ne fut rompuë; car nous fussions retournez, et il eut eu sur les bras ses ennemis, qui avoient grande intelligence en cette duché de Milan.

L'autre armée estoit par mer, que conduisoit dom Federic, frere dudit Alphonse, et estoit à Ligorne (2) et à Pise (car les Florentins tenoient encores pour eux), et avoient certain nombre de galées; et estoit avec luy messire Breto de Flisco, et autres Genevois, au moyen desquels ils esperoient faire tourner la ville de Genres; et peu faillit qu'ils ne le fissent à la

Trevoul: Trivulce. - (2) Ligorne: Livourne.

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