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Tout se tient, Monsieur, tout s'enchaîne. Un abus en produit un autre. Ces tristes faits, si nous voulions pousser à fond l'investigation, nous conduiraient à de plus tristes. Nous verrions jusqu'où certains journaux sont descendus pour avoir perdu le goût de la vérité et le respect du lecteur. Nous verrions qu'après avoir menti pour servir les intérêts de leur parti, ils ont menti pour servir leurs propres intérêts, leurs intérêts matériels; qu'après avoir donné à ceux qui leur faisaient l'honneur de les lire de fausses nouvelles politiques, ils en sont venus à leur donner de fausses nouvelles financières, à compromettre leur bourse après avoir égaré leur esprit.

Je ne veux pas insister sur ces pénibles détails, parler des bulletins de bourse affermés au plus offrant, ni des traités passés avec les compagnies. Je renvoie les amateurs de scandales aux révélations de M. Brame (1), au livre déjà cité de M. Arnould Frémy, et à la célèbre brochure de Proudhon, les Démocrates assermentés. De cette dernière, je citerai seulement la conclusion :

Pour ne parler que des temps dans lesquels nous avons

(1) Séance du 20 mars 1866. Voir aussi les articles tout récents de M. Vermorel Questions d'honneur, dans le Courrier français.

vécu tous, n'est-il pas vrai que depuis une trentaine d'années, depuis la révolution de Juillet, la presse périodique (je m'en tiens à celle-ci), sauf de rares exceptions, qui ne regardent que les individus, s'est montrée de plus en plus faible de doctrine, incompétente, hypocrite, intrigante, infidèle à ses devoirs envers le pays et envers l'État, trafiquant du mensonge, exploitant l'agiotage, vénale et lâche?... Par elle, les idées ont été travesties, les principes faussés, l'histoire obscurcie, la raison publique dépravée, la langue corrompue, le pays mystifié, l'opinion prostituée ou réduite au silence. Oh! s'il m'était permis à moi, homme de doctrine, de souhaiter une révolution, ce serait, je l'avoue, dans l'espoir qu'elle poursuivrait criminellement cette presse indigne, honte de la nation et fléau de l'esprit humain (1).

(1) Un autre journaliste, M. Al. Weill, a dit de même :

<< Telle qu'existe la presse depuis trente ans, non-seulement la liberté qu'elle avait n'a profité à personne, ni au pouvoir ni au peuple, non-seulement nous lui devons tous nos malheurs poli- · tiques et sociaux, non-seulement elle a été un instrument de despotisme, d'ignorance, d'enténèbrement, de matérialisme athée ou dogmatique, car ces deux extrêmes se sont toujours fraternellement touchés, mais encore le peu de liberté qu'elle a encore, elle ne la gardera pas; à moins que du suprème mal ne sorte le suprême bien'; à moins que ses droits ne jaillissent de nouveau des devoirs accomplis et accomplis par elle.

« Et de fait la stérilité de la presse, depuis vingt ans, saute aux yeux des hommes les plus indifférents. Elle est stérile, non parce que c'est sa nature, comme l'a dit Girardin, mais parce qu'elle s'est stérilisée comme la courtisane par ses petites pratiques et ses basses manœuvres.

«... Si la presse a perdu ses droits, si elle a eu son 93, c'est qu'elle a manqué à tous ses devoirs durant le temps de sa liberté ! C'est qu'elle n'a jamais eu la conscience de sa mission, c'est que sa racine est empoisonnée, c'est qu'au lieu de semer, elle ne veut que récolter, c'est qu'elle est une spéculation, c'est

Et c'est un journaliste, un homme sorti de la presse, et lui devant la plus grande part de sa célébrité, qui tient ce langage sévère, trop sévère, je me plais à le dire.

Voilà, Monsieur, où le mépris de la vérité conduit la presse, voilà où la presse aboutit pour s'être imprudemment engagée dans une mauvaise voie; pour n'avoir pas compris son rôle qui consistait à recueillir la lumière et à la répandre partout; pour avoir préféré la polémique à la publicité. Ce faux point de vue (je le disais au début de cette lettre et je crois l'avoir prouvé) a produit tout le mal. C'est donc lui qu'il faut rectifier.

Que les journaux apprennent à respecter les lecteurs, les lecteurs à se faire respecter des journaux. Que les choses, en un mot, se passent comme en Angleterre; alors, mais alors seulement, nous pourrons demander la liberté anglaise (1).

que loin d'exister au nom de la justice et en vertu du sacrifice, elle est une ignoble affaire d'argent. »

(1) « Assurément, a écrit le duc de Persigny, le jour où la presse pourra être libre comme en Angleterre, où cette liberté sert à tout le monde et ne nuit à personne, ce jour-là sera la fin de nos révolutions et le couronnement d'un état régulier. » (Réponse à M. de Girardin, 2 nov. 1864.)

XIII.

LA PRESSE EN ANGLETERRE.

MONSIEUR,

Que les choses se passent chez nous comme en Angleterre, et nous pourrons demander la liberté anglaise?

Comment les choses se passent-elles donc en Angleterre ? Quelles y sont les mœurs du journalisme et les mœurs du public? Tel est, selon moi, quand on parle de la presse anglaise, de ses conditions, du degré de liberté dont elle jouit, le seul point à débattre. On ne place pas d'ordinaire la question sur ce terrain, et l'on a tort. La presse anglaise est libre, cela est certain. Mais pourquoi? Parce qu'on peut lui laisser la liberté sans danger. Et pourquoi peut-on lui laisser la liberté sans danger? Parce qu'elle diffère entièrement de la nôtre. En quoi? Quel est

son caractère? Quels intérêts aspire-t-elle à représenter, à servir? Quel genre d'influence exerce-t-elle? C'est là ce qu'il faut savoir.

Nous le demanderons d'abord à l'auteur des

Études sur l'Angleterre, à Léon Faucher :

Les feuilles anglaises représentent des intérêts plutôt que des opinions. En France, on annexe communément une imprimerie à l'exploitation d'un journal. En Angleterre, une entreprise de journal n'est souvent que l'annexe d'une imprimerie. Ce ne sont pas des hommes qui s'associent dans le but de propager leurs convictions; ce sont des capitaux qui se groupent attirés par l'appât d'un bon placement.....

La pensée d'un journal n'est point dans ses rédacteurs; et, pour tout dire, un journal n'a pas de rédacteurs qui lui communiquent leur force et qui en reçoivent la leur. On ne sait même pas, en Angleterre, ce que c'est que les rédacteurs d'un journal. L'éditeur, propriétaire lui-même, ou commis des propriétaires, a sous lui, comme des commis aux écritures, des sténographes ou reporters, qui rendent compte des séances du Parlement, des tribunaux et des meetings; des correspondants commerciaux et politiques dans la cité et au dehors, enfin des sous-éditeurs qui commentent les nouvelles dans le style qui est compris des chefs de fabrique et de comptoir. Le reporter est le type du journaliste anglais, espèce de greffier qui se regarde comme chargé de dresser procès-verbal des événements.

Cette habitude de prendre les faits pour des faits, et de les enregistrer à peu près sans critique, doit rendre les journalistes assez indifférents aux variations d'opinion. Ils jouent véritablement à la hausse ou à la baisse, et, comme des joueurs expérimentés, ils imposent silence à leurs sentiments. Si par hasard leur voix s'élève, ce n'est pas une émo

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