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tremblait les chênes et les pins semblaient descendre du sommet de la montagne; les vents retenaient leurs haleines; une voix mugissante sortit de la caverne, et me fit entendre ces paroles: Fils du sage Ulysse, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience : les princes qui ont toujours été heureux ne sont guère dignes de l'être; la mollesse les corrompt, l'orgueil les enivre. Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs, et si tu ne les oublies jamais! Tu reverras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres. Quand tu seras le maître des autres hommes, souviens-toi que tu as été faible, pauvre et souffrant comme eux; prends plaisir à les soulager; aime ton peuple, déteste la flatterie; et sache que tu ne seras grand qu'autant que tu seras modéré, et courageux pour vaincre tes passions.

Ces paroles divines entrèrent jusqu'au fond de mon cœur ; elles y firent renaître la joie et le courage. Je ne sentis point cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête, et qui glace le sang dans les veines, quand les dieux se communiquent aux mortels; je me levai tranquille : j'adorai à genoux, les mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet oracle. En même temps je me trouvai un nouvel homme; la sagesse éclairait mon esprit ; je sentais une douce force pour modérer toutes mes passions, et pour arrêter l'impétuosité de ma jeunesse. Je me fis aimer de tous les bergers du désert; ma douceur, ma patience, mon exactitude, apaisèrent enfin le cruel Buthis, qui était en autorité sur les autres esclaves, et qui avait voulu d'abord me tourmenter.

Pour mieux supporter l'ennui de la captivité et de la solitude, je cherchai des livres ; car j'étais accablé de tristesse, faute de quelque instruction qui pût nourrir mon esprit et le soutenir. Heureux, disais-je, ceux qui se dégoûtent des plaisirs violents, et qui savent se contenter des douceurs d'une vie innocente! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant, et qui se plaisent à cultiver leur esprit par les sciences! En quelque endroit que la

fortune ennemie les jette, ils portent toujours avec eux de quoi s'entretenir ; et l'ennui, qui dévore les autres hommes au milieu même des délices, est inconnu à ceux qui savent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment à lire, et qui ne sont point, comme moi, privés de la lecture!

Pendant que ces pensées roulaient dans mon esprit, je m'enfonçai dans une sombre forêt, où j'aperçus tout à coup un vieillard qui tenait dans sa main un livre. Ce vieillard avait un grand front chauve et un peu ridé; une barbe blanche pendait jusqu'à sa ceinture; sa taille était haute et majestueuse, son teint était encore frais et vermeil, ses yeux vifs et perçants, sa voix douce, ses paroles simples et aimables. Jamais je n'ai vu un si vénérable vieillard. Il s'appelait Termosiris, et il était prêtre d'Apollon, qu'il servait dans un temple de marbre que les rois d'Égypte avaient consacré à ce dieu dans cette forêt. Le livre qu'il tenait était un recueil d'hymnes en l'honneur, des dieux. Il m'aborde avec amitié; nous nous entretenons. Il racontait si bien les choses passées, qu'on croyait les voir; mais il les racontait courtement, et jamais ses histoires ne m'ont lassé. Il prévoyait l'avenir par la profonde sagesse qui lui faisait connaître les hommes, et les desseins dont ils sont capables. Avec tant de prudence, il était gai, complaisant; et la jeunesse la plus enjouée n'a point autant de grâces qu'en avait cet homme dans une vieillesse si avancée aussi aimait-il les jeunes gens quand ils étaient dociles, et qu'ils avaient le goût de la vertu.

Bientôt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me consoler: il m'appelait, Mon fils. Je lui disais souvent: Mon père, les dieux qui m'ont ôté Mentor ont eu pitié de moi ; ils m'ont donné en vous un autre soutien. Cet homme, semblable à Orphée ou à Linus, était sans doute inspiré des dieux ; il me récitait les vers qu'il avait faits, et me donnait ceux de plusieurs excellents poëtes favorisés des Muses. Lorsqu'il était revêtu de sa longue robe d'une éclantante blancheur, et qu'il prenait en main sa lyre d'ivoire, les tigres, les lions et les ours venaient le

flatter et lécher ses pieds; les Satyres sortaient des forêts pour danser autour de lui; les arbres mêmes paraissaient émus; et vous auriez cru que les rochers attendris allaient descendre du haut des montagnes, au charme de ses doux accents. Il ne chantait que la grandeur des dieux, la vertu des héros, et la sagesse des hommes qui préfèrent la gloire aux plaisirs.

Il me disait souvent que je devais prendre courage, et que les dieux n'abandonneraient ni Ulysse, ni son fils. Enfin il m'assura que je devais, à l'exemple d'Apollon, enseigner aux bergers à cultiver les Muses. Apollon, disait-il, indigné de ce que Jupiter par ses foudres troublait le ciel dans les plus beaux jours, voulut s'en venger sur les Cyclopes qui forgeaient les foudres, et il les perça de ses flèches. Aussitôt le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de flammes; on n'entendit plus les coups des terribles marteaux, qui, frappant l'enclume, faisaient gémir les profondes cavernes de la terre et les abîmes de la mer: le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes, commençaient à se rouiller. Vulcain furieux sort de sa fournaise; quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe; il arrive, suant et couvert d'une noire poussière dans l'assemblée des dieux; il fait des plaintes amères. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chasse du ciel, et le précipite sur la terre. Son char vide faisait de lui même son cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le changement régulier des saisons. Apollon, dépouillé de tous ses rayons, fut contraint de se faire berger, et de garder les troupeaux du roi Admète. Il jouait de la flûte ; et tous les autres bergers venaient à l'ombre des ormeaux, sur le bord d'une claire fontaine, écouter ses chansons. Jusquelà ils avaient mené une vie sauvage et brutale; ils ne savaient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait, et faire des fromages: toute la campagne était comme un désert affreux.

Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. Il chantait les fleurs

dont le printemps se couronne, les parfums qu'il répand, et la verdure qui naît sous ses pas. Puis il chantait les délicieuses nuits de l'été, où les zéphyrs rafraîchissent les hommes, et où la rosée désaltère la terre. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits dorés dont l'automne récompense les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folâtre danse auprès du feu. Enfin il représentait les forêts sombres qui couvrent les montagnes, et les creux valons, où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de gracieux. Bientôt les bergers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux que les rois ; et leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux, les ris, les grâces suivaient partout les innocentes bergères. Tous les jours étaient des jours de fête: on n'entendait plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui se jouaient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tombait de quelque rocher, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient Apollon. Ce dieu leur enseignait à remporter le prix de la course, et à percer de flèches les daims et les cerfs. Les dieux mêmes devinrent jaloux des bergers: cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire; et ils rappelèrent Apollon dans l'Olympe.

Mon fils, cette histoire doit vous instruire. Puisque vous êtes dans l'état où fut Apollon, défrichez cette terre sauvage; faites fleurir comme lui le désert; apprenez à tous ces bergers quels sont les charmes de l'harmonie ; adoucissez les cœurs farouches; montrez-leur l'aimable vertu; faites-leur sentir combien il est doux de jouir, dans la solitude, des plaisirs innocents que rien ne peut ôter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour les peines et les soucis cruels, qui environnent les rois, vous feront regretter sur le trône la vie pastorale.

Ayant ainsi parlé, Termosiris me donna une flûte si

douce, que les échos de ces montagnes, qui la firent entendre de tous côtés, attirèrent bientôt autour de nous tous les bergers voisins. Ma voix avait une harmonie divine; je me sentais ému, et comme hors de moi-même, pour chanter les grâces dont la nature a orné la campagne. Nous passions les jours entiers et une partie des nuits à chanter ensemble. Tous les bergers, oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étaient suspendus et immobiles autour de moi pendant que je leur donnais des leçons: il semblait que ces déserts n'eussent plus rien de sauvage; tout y était devenu doux et riant; la politesse des habitants semblait adoucir la terre.

Nous nous assemblions souvent pour offrir des sacrifices dans ce temple d'Apollon où Termosiris était prêtre. Les bergers y allaient couronnés de lauriers en l'honneur du dieu; les bergères y allaient aussi, en dansant, avec des couronnes de fleurs, et portant sur leurs têtes, dans des corbeilles, les dons sacrés. Après le sacrifice, nous faisions un festin champêtre; nos plus doux mets étaient le lait de nos chèvres et de nos brebis, que nous avions soin de traire nous-mêmes, avec les fruits fraîchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues et les raisins: nos siéges étaient les gazons; les arbres touffus nous donnaient une ombre plus agréable que les lambris dorés des palais des rois.

Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'est qu'un jour un lion affamé vint se jeter sur mon troupeau : déjà il commençait un carnage affreux; je n'avais en main que ma houlette; je m'avance hardiment. Le lion hérisse sa crinière, me montre ses dents et ses griffes, ouvre une gueule sèche et enflammée; ses yeux paraissent pleins de sang et de feu ; il bat ses flancs avec sa longue queue. Je le terrasse: la petite cotte de mailles dont j'étais revêtu, selon la coutume des bergers d'Égypte, l'empêcha de me déchirer. Trois fois je l'abattis, trois fois il se releva; il poussait des rugissements qui faisaient retentir toutes les forêts. Enfin je l'étouffai entre mes bras;

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