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Nous n'y avions pas songé, répliquèrent ses interlo

cuteurs.

Je n'en suis pas étonné, dit Démocrite.

Après un silence que le philosophe ne paraissait pas. disposé à rompre, les Abdéritains reprirent:

Qui donc nous éclairera sur la grave question préalable que vous venez de soulever et qui ne fait que rendre notre position de plus en plus difficile?

Vous-mêmes, continua Démocrite. Dégagez-vous de toute opinion préconçue, de toute idée fausse ou du moins hasardée, puisée dans l'enseignement de vos écoles et de vos académies; interrogez avec simplicité et bonne foi votre propre raison; enfin déterminez clairement et catégoriquement la signification des mots baton et bout, et vous saurez bien vite à quoi vous en tenir.

Un bâton, n'est-ce pas une pièce de bois, plus ou moins grosse, et d'une longueur quelconque? Or, comme toute longueur est limitée, le bâton commence nécessairement à un point pour finir à un autre. Eh bien! un bout est précisément le premier ou le second de ces deux points.

A moins donc de supposer un bâton qui commence et ne finit pas, ou qui finit sans avoir commencé, hypothèses également absurdes, tout bâton, pour être baton, doit avoir deux bouts.

Que faire alors, insistèrent les futurs vainqueurs?

Ce qu'il vous plaira, dit le philosophe. Et il leur tourna le dos.

Ce récit ferait probablement hausser les épaules aux concurrents belges qui visent à la palme universitaire pendant l'année académique 1856 à 1857, si, ce que nous n'osons espérer, ils se laissaient emporter par la curiosité de parcourir les présentes réflexions.

Cependant la première des questions qui leur sont soumises par le ministère de l'intérieur, division de l'instruction publique, bureau de l'enseignement supérieur, section des sciences philosophiques, est, aux termes près, identiquement la même que celle qui avait été posée par le fantasque jury d'Abdère. Voici cette question :

Exposer la théorie générale de la religion naturelle.

S'il y avait un Démocrite parmi nous, et que nos aspirants lauréats le consultassent à l'exemple de leurs prédécesseurs de Thrace, - nous supposons gratuitement que la première question du concours leur paraisse d'un abord équivoque, ne sommes-nous pas fondé à croire que le vieux frondeur leur tiendrait à peu près le discours qu'on va lire :

« Convenons avant tout, mes jeunes amis, que la question sur laquelle vous vous alambiquez vainement le cerveau, est nettement formulée.

» Il n'y a donc pas le moindre lieu à ambiguité d'aucune sorte, pour ce qui est des termes bien entendu. On vous demande de définir la religion naturelle.

» Et néanmoins vous ne trouvez pas de solution qui vous satisfasse.

» Ne faut-il pas conclure de là que la question, convenablement présentée, est à coup sûr mal pensée, qu'elle contient des termes inconciliables, et qu'elle a en conséquence pour objet une réponse rationnellement impossible?

>> Commençons par la détermination des mots.

>> Vous devez chercher la théorie de la religion naturelle. C'est fort bien. Mais avant de vous mettre en quête, ne serait-il pas bon de vous assurer: 1o S'il y a une religion naturelle; 2° En cas d'affirmative, si cette religion est susceptible d'avoir une théorie?

>> Pour savoir s'il y a une religion naturelle, examinons ce que serait cette religion, supposé qu'elle existât réellement.

» Analysons encore, et recherchons ce qu'est nécessairement toute religion. Nous nous livrerons, chemin faisant, aux mêmes investigations pour nous éclairer sur ce qui est ou n'est pas naturel.

» Le mot religion a signifié jusqu'ici la connaissance de Dieu et du culte qui lui est dû.

» Naissons-nous avec cette connaissance-là, ou mieux, naissons-nous avec une connaissance quelconque?

» Nous naissons avec une combinaison d'organes, avec une forme arrêtée, et avec un mode prédéterminé de développement organique, qui constitue le fonctionnement régulier de notre machine vitale.

>> La connaissance de Dieu et de son culte ne trouve point place dans cette succession de mouvements, d'évolutions, de changements.

<< Maintenant qu'appelle-t-on naturel? Ce qui appartient à la nature. Et qu'est-ce que la nature? L'ensemble des choses qui ne sont pas Dieu.

» Mais on appelle aussi naturel ce que nous, hommes, avons en vertu de notre nature et comme faisant partie de l'ensemble des choses, en d'autres termes, ce précisément avec quoi nous naissons.

» Ces définitions usuelles, vulgaires, nous portent déjà à soupçonner que les expressions religion et naturelle pourraient bien être incompatibles.

>> Vous m'objecterez que, puisqu'il n'y a ou qu'il n'est censé y avoir que la nature et Dieu, et puisque l'homme n'est pas Dieu, l'homme appartient à la nature avec tout ce qu'il possède, avec ses connaissances et ses idées comme avec ses organes et ses membres.

» Soit, vous répondrai-je; mais alors, il n'y a plus d'homme du tout. S'il appartient tout entier à la nature, il ne possède rien en propre, et la religion appelée naturelle n'est pas plus à lui que le reste. Ni vos anciens professeurs, ni vous qui, en obtenant une haute distinction, voulez mériter de professer à votre tour. n'avez pas à vous en occuper.

>> Nous avons raisonné jusqu'à ce moment d'après les définitions qu'on trouve dans les dictionnaires. Avant de pénétrer au vif même de la question, faisons remarquer encore que, ces définitions étant considérées comme exactes, il n'y a plus d'autre religion concevable qu'une religion positive révélée. En effet, l'homme déchu de toute personnalité réelle, a besoin avant tout d'être relevé à ses propres yeux par un Dieu qui lui ordonne de se croire quelque chose en le jugeant digne d'écouter sa parole et d'obéir à sa loi.

>> Et cette loi est toujours déterminée, spécialisée, ici dans un sens, là dans un autre : ce n'est jamais le simple déisme, qui est une abstraction de toutes les religions anthropomorphes; c'est bien moins encore le panthéisme, espèce de matérialisme honteux, qui absorbe Dieu dans la nature et n'en conserve que le nom; ce n'est évidemment pas enfin le naturalisme, matérialisme franc, qui supprime jusqu'au nom de Dieu.

» Bornons-nous ici aux révélations mosaïque, chrétienne et mahométane. Vous ne me direz pas qu'on soit juif, chrétien ou musulman organiquement et par nature. On l'est bien par naissance, c'est-à-dire qu'on l'est parce qu'on est né dans un pays où c'est la religion de tout le monde, ou du moins dans une famille où elle est professée; mais encore faut-il qu'on apprenne à être mahométan, chrétien ou juif, il faut qu'on le devienne.

» Et le mahométan et le juif peuvent toujours se faire

chrétiens, les chrétiens se faire juifs ou mahométans; ce qui, certes, ne serait pas le cas, s'ils avaient été naturellement l'un ou l'autre.

>> L'homme ne change pas sa nature. Ce qu'il peut changer en lui ne lui est pas naturel. »

Parvenu à ce point, prenons que notre Démocrite fasse une pause pour juger de l'effet de son raisonnement. Il s'aperçoit bientôt que ses auditeurs sont à peine ébranlés dans les idées qu'ils doivent à l'éducation et que l'instruction n'a fait qu'embrouiller en travaillant à les éclaircir. Ils passent de l'étonnement à l'incertitude. Tout est nouveau pour eux dans ce qu'ils viennent d'entendre. Pour mettre un terme à cette hésitation et à leur embarras, le philosophe continue ainsi : <«< Laissons là, mes enfants, des vieilleries, sassées et ressassées depuis des siècles, et qui n'ont pas fait faire un pas à la raison publique, et demandons à l'intelligence seule, mais à l'intelligence pure de tout préjugé, un oracle plus sûr que ceux des sectes, des écoles et des corps savants.

» Je vous prie de m'accorder quelques instants d'attention soutenue.

>> Qu'est-ce qu'une religion quelconque?

>> C'est évidemment la connaissance supposée ou démontrée de la réalité du rapport qui existe entre l'homme de la vie présente et quelque chose en deçà et au delà de cette vie, c'est-à-dire de la réalité du lien religieux.

» Une connaissance, quelle qu'elle soit, est toujours le produit d'un raisonnement, contestable ou incontestable peu importe, mais d'un raisonnement, d'un effet d'intelligence, de liberté.

» Et qu'est-ce qui est naturel?

» Évidemment aussi ce qui est instinctif, ce qui pro

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