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Le Mahabharata représente le pays de Kalinga comme formant, dès avant la Grande guerre, un État gouverné par des princes de sang aryen. Nous doutons que, dès lors, les Aryens se fussent étendus autant vers le sud, et qu'ils eussent passé les montagnes du Ghondavana. Il y a là, croyons-nous, une notion postérieure qui s'est introduite dans l'épopée. Mais si nous ne pensons pas que l'on puisse regarder l'établissement aryen du Kalinga comme antérieur à la lutte des Kourous et des Pandavas, les preuves les plus positives établissent d'un autre côté que sa fondation eut lieu avant la fin de l'âge épique. Il en est de même du royaume que le Mahabharata attribue au roi Nila, dans le pays d'Andhra, situé en arrière du Kalinga, dans l'intérieur des terres. Nous trouvons encore là deux vieilles cités aryennes, fondées dans l'époque héroïque; mais, suivant toutes les probabilités après la Grande guerre : Mahischmati et Aranyakounda.

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III. Les rhapsodes auteurs des chants rassemblés dans le Mahabharata, n'avaient,,du reste, aucune connaissance de la partie la plus méridionale du Dekhan. Les renseignements contenus dans la grande épopée s'arrêtent, sur la côte ouest au cap Gokarna, sur la côte est aux Naritirthas, près de Courparaka; tout ce qui est au sud de ces deux points, et le massif montueux de l'intérieur, est encore une terre inconnue dont on ne dit pas un mot. Les colonies des nations aryennes n'avaient donc pas été poussées par-delà cette limite, aux temps fort antiques où furent composés les rhapsodies épiques qui ont servi de base au poëme national. Par là se détermine une époque à laquelle est nécessairement postérieur l'établissement de la fraction des Pandavas qui s'était dirigée vers le sud, à l'extrême pointe du Dakchinapatha. En même temps, nous distinguons désormais trois phases successives dans l'extension des

Aryas aux dépens des populations dravidiennes : d'abord l'occupation totale des provinces de l'ouest de la région centrale, qui forment à partir de cette époque une nouvelle division de l'Aryavarta; puis les établissements dans l'Andhra et le Kalinga; enfin la fondation du royaume des Pandavas au milieu des Tamouls, dans le midi du Dravida proprement dit. La première de ces phases nous paraît devoir être placée dans le XIIe siècle avant notre ère, la seconde dans le x1o, et la troisième seulement dans le xe.

La détermination de ces trois étapes successives dans la marche des plus anciens établissements aryens fondés dans la péninsule du Dakchinapatha nous paraît montrer déjà quelle fut la route que suivirent les migrations qui formèrent ces établissements. Elles n'osèrent entamer ni le pays des Ghonds, ni les montagnes de difficile accès qui remplissent l'intérieur de la péninsule et qui étaient habitées par la masse principale des tribus dravidiennes, ni enfin la côte du Malavara, où florissait dès lors l'empire des Narikas. Laissant d'abord les Ghonds à l'est, les Aryens occupèrent les bassins de la Narmada et de la Payoschni, ainsi que la côte du Prabhasa, où les tribus qui devaient ensuite coloniser le Kalinga fondèrent une première ville de Courparaka, plus tard reproduite dans son homonyme des bords du Krischna. De là ils prirent la route naturelle, qui, traversant la péninsule du N.-O. au S.-E., entre le 20. et le 16o de latitude, aboutit du côté de la mer du Bengale aux pays d'Andhra et de Kalinga. Cette route est jalonnée dans son parcours au centre des terres par des colonies aryennes de date très-élevée, telles que Pratischthana, qui reproduit le nom de la cité primitive des Bharatas dans le Sapta-Sindhou, et Kalyani, qui reproduit celui d'une autre ville de la côte du Prabhasa. De plus, un des cantons qu'elle traverse porte le nom de Vidarbha, ap

porté là d'un Vidarbha plus antique sur la haute Payoschni. En suivant cette route, les colonies aryennes laissaient au sud les montagnes des Dravidiens. Quand enfin les Pandavas se mirent en marche pour le pays où iis fondèrent leur établissement définitif, ils durent partir de la portion méridionale du Kalinga, ou peut-être du Trilinga, où l'on discerne quelques vestiges d'une vieille occupation aryenne, et longer la côte orientale entre la mer et les montagnes. Cet itinéraire est encore jalonné par une ville aryenne de fondation fort antique, Kantchipoura, à l'extrémité septentrionale du Dravida.

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§ 6. Le Ramayana.

I. C'est un écho du souvenir de ces premières expéditions colonisatrices des Aryens dans la péninsule méridionale, écho bien altéré et de plus mélangé, comme nous l'avons fait voir, à celui de légendes ayant trait à l'antique extension de la race kouschite dans la direction du Malabar, qui forme le fond de la seconde des grandes épopées indiennes, le Ramayana.

Il existe de ce poëme deux rédactions assez différentes. L'une a été faite dans les provinces du nord, et est employée surtout à Bénarès. L'autre appartient plus spécialement à cette partie du Bengale qu'on appelle le Gauda, et elle en a reçu son nom. Cette seconde rédaction est jusqu'à présent la seule qui soit connue d'une manière complète car c'est celle que M. Gorresio a suivie dans sa belle édition. Comme le Mahabharata, comme l'Iliade, comme toutes les épopées antiques, le Ramayana est une collection d'anciennes rhapsodies composées d'abord à l'état épisodique et fragmentaire. Mais le Ramayana, comme les poëmes homériques, a

subi, pour parvenir à l'état où nous le possédons aujourd'hui, un travail d'arrangement habile et savant, dont l'autre grande épopée indienne ne présente pas la trace. Les Indiens ont si bien senti cette différence qu'ils ont eux-mêmes donné aux deux ouvrages des noms qui l'indiquent et qui la représentent. Pour eux le Mahabharata n'est qu'un itihasa, c'est-à-dire un recueil de traditions, tandis que le Ramayana est un adikavyam, c'est-à-dire un poëme antique.

En effet, le Mahabharata, malgré l'appellation qu'on lui donne habituellement, n'est pas un poëme dans le sens propre de ce mot. C'est une simple compilation de légendes traditionnelles, mises à la suite les unes des autres, sans lien réel, presque sans aucun plan, et qu'on a réunies afin de les conserver plus sûrement. Au contraire, le Ramayana est bien réellement un poëme dans l'acception où nous l'entendons. Malgré d'énormes défauts de composition, c'est un récit suffisamment régulier, si ce n'est toujours raisonnable. Tout s'y rapporte à un seul personnage, soit dans les événements qui préparent sa naissance, soit dans les exploits qui signalent son grand cœur. Les digressions y abondent, les épisodes y sont d'une longueur insupportable; mais le sujet, quoique souvent négligé, n'est jamais perdu de vue; et, lorsque Rama a reconquis la belle Sita et qu'il a terminé le long exil auquel l'avaient condamné la faiblesse paternelle et la vengeance d'une marâtre, le poëme est achevé avec le sujet même qu'il avait entrepris d'immortaliser. Ce sont bien là tous les caractères d'une œuvre qui doit prendre rang parmi les plus illustres épopées qu'a enfantées le génie des peuples. Le Ramayana est tout à fait digne d'entrer dans ce cycle brillant, où il doit figurer avec toutes les qualités bonnes ou mauvaises de l'esprit indien, qui l'a produit. Le goût en est trop souvent absent; la vérité y est si peu respectée

ou plutôt si mal comprise, que la vraisemblance y manque presque toujours. Mais c'est ainsi que l'Inde a entendu les choses; la réalité sous toutes ses formes, quelque attrayante qu'elle soit dans sa simplicité, l'a peu frappée, et il a fallu, pour la satisfaire, tous les rêves, toutes les extravagances et toutes les irrégularités de l'imagination. Mais au milieu de ces aberrations sans mesure et sans frein, il surgit de loin en loin des beautés de premier ordre, qui recommandent l'épopée indienne à l'admiration et au souvenir des âges.

II. - Valmiki est donné pour l'auteur du Ramayana; mais son rôle, comme son personnage, est aussi fabuleux dans la composition de ce poëme que l'est celui du VêdaVyasa dans la composition du Mahabharata. D'après l'épopée elle-même le poëte serait contemporain du héros qu'il chante. Valniki aurait vu Rama avant de le célébrer, et c'est aux deux fils du héros, Kouça et Lava, qu'il aurait confié le soin de propager la gloire de leur père en chantant son épopée dans toutes les parties de l'Inde. Ce sont là de ces traditions fabuleuses que la critique commence par écarter, et il faut être brahmane pour y croire.

En réalité, ce qui ressort d'une étude intrinsèque et attentive du Ramayana, c'est que les rhapsodies qui constituent les éléments essentiels de ce poëme sont d'une date notablement postérieure à celle des rhapsodies colligées dans le Mahabharata. On n'y retrouve plus cet accent si frappant de l'esprit et des habitudes de l'âge héroique, cette peinture si vraie de ses mœurs, de ses passions et de ses désordres. L'esprit, les mœurs, l'état de civilisation qui s'y reflètent sont tout autres. Ces chants doivent forcément dater de plusieurs siècles après les luttes de la conquête, d'un temps où le souvenir s'en était déjà considérablement effacé, où une

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