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Les mots ne peuvent pas même nous faire connaître la pensée de celui qui nous parle '.

Il y a deux manières d'acquérir la science, dit à son tour saint Thomas : l'une quand la raison naturelle parvient par elle-même à connaître; l'autre quand elle est aidée par une cause extérieure; la première s'appelle invention et la seconde enseignement. Mais l'art procède comme la nature. Celui qui en instruit un autre le mène à la découverte de l'inconnu de la même manière qu'il agit lui-même. Or la marche de la raison est de partir de principes généraux connus par eux-mêmes et d'en faire ensuite l'application à un point spécial. Si le maître enseigne une proposition qui ne soit pas renfermée dans ces principes, ou si l'élève ne voit pas qu'elle y soit renfermée, la science ne se fera pas en lui. Quant à cette lumière de la raison qui nous fait connaître les principes naturels, elle nous est donnée par Dieu même, comme une image de la vérité incréée qui se réfléchit en nous. La certitude de la science vient donc tout entière de la certitude des principes: si nous acquérons quelque science certaine, c'est en vertu de la lumière de la raison que Dieu a mise en nous; cette connaissance ne peut être attribuée à l'enseignement extérieur de l'homme qu'autant qu'il ramène les vérités de déduction à leurs principes. Et encore nous serait-il impossible d'acquérir ainsi aucune connaissance certaine, si nous n'avions déjà en nous la connaissance certaine des principes. La connaissance des choses n'est donc pas produite en nous par les signes, mais par d'autres choses plus certaines, c'est-à-dire par les principes. Ce qu'on nous apprend par des signes, nous le savons déjà en partie pour apprendre ce que c'est que l'homme,

De magistro, cap. 10-14. Cf. M. A. Chastel, Les rational. et les traditional. appendice, p. 105-128.

il faut que nous en ayons d'avance quelque notion, comme la notion d'animal, celle de substance ou du moins celle d'être. Tout enseignement suppose une connaissance antérieure: omnis disciplina fit ex præexistenti cognitione, comme le dit Aristote. La science préexiste donc dans celui qu'on enseigne, non pas à l'état parfait et complet, mais à l'état de germe; car les conceptions générales que l'esprit possède naturellement sont comme les germes de toutes ses connaissances ultérieures. Aucune force créée ne peut déposer ces germes en nous; mais une fois qu'ils y sont déposés, elle suffit pour les développer 1.

G. TIBERGHIEN.

1 De magistro, conclus. Cf. M. A. Chastel, Les ration. et les tradition. p. 128-153.

LETTRES ÉBURONNES.

I.

LA CONTROVERSE SUR L'ORIGINE DES WALLONS.

A M. FR. Bx.

Vous désirez, mon cher ami, que je vous dise mon opinion sur notre dialecte liégeois, sur nos origines wallonnes: possesseur d'une riche collection de documents patois de toute espèce, dont une faible partie seulement est connue du public, c'est vous que j'adjure de mettre d'abord au jour tous ceux qui offrent un intérêt quelconque aux points de vue linguistique, historique, littéraire; vous avez déjà pris, on vous en sait gré, une louable initiative', mais ce n'est pas assez, vous vous joindrez à moi, d'autre part, pour vous plaindre du retard qu'éprouvent à paraître les dernières livraisons du Dictionnaire étymologique de M. Ch. Grandgagnage, et vous souhaiterez sans doute comme moi qu'un Walloniste

1 Choix de Chansons et de poésies wallonnes (XVIe et xvme siècles), publiés par B. et D. Liége, Oudart, 1844. - Fâves da Lafontaine, trad. par B. et D. Liége, Carmanne, 1853-1854 (les quatre premiers livres.) Théâtre Liégeois, nouvelle édition avec notes, etc. Liége, Carmanne, 1854 (V. l'Athenæum français du 18 mars de la même année).

compétent entreprenne sur nos curieux proverbes un travail analogue au Dictionnaire des proverbes flamands, de M. l'abbé Olinger. Je ferai cependant ce que je pourrai, ne fût-ce que pour vous signaler, chemin faisant, les lacunes à combler, les incertitudes dont je suis rempli, la précipitation de certains jugements, l'insuffi sance de nos moyens actuels d'appréciation. Quant à nos origines, la question est plus scabreuse encore. Des savants et des critiques de premier ordre s'en sont occupés et s'en occupent tous les jours mais il y a plutôt lieu d'admirer leur prodigieuse habileté à nous conduire à travers les détours du labyrinthe, que de se laisser engager à suivre dès aujourd'hui, irrévocablement, telle ou telle bannière. Après m'être avancé bien loin dans une direction, je me trouve brusquement arrêté dans la position de l'âne de Buridan. C'est par cette controverse, s'il vous plaît, que commencera notre correspondance; vous jugerez si j'ai tort de me renfermer dans la plus stricte réserve.

:

Les Wallons sont-ils Gaulois? Sont-ils Germains? Voilà tout le problème. Il y a deux grands partis aux prises les celtomanes et les teutomanes, les uns et les autres ayant à leur disposition un formidable arsenal d'arguments. Il y a ensuite M. Ch. Grandgagnage, qui conclut peu jusqu'à présent, mais qui ne hasarde rien, et pense que formuler un système avant d'avoir à sa disposition tous les éléments du problème, sans exception, c'est s'exposer à de graves erreurs. Tous les systèmes ne valent pas à ses yeux, en cette matière, un seul fait positif; les bibliothèques regorgent de dissertations de omni re scibili et quibusdam aliis, qui ont obtenu dans leur temps un grand succès de vogue, mais dont on ne sait plus que faire, parce que leurs auteurs n'ont songé qu'à se mettre d'accord avec eux-mêmes et

non avec la vérité. Point d'hypothèses; ce sont les hypothèses, ne l'oublions pas, qui ont enrayé si longtemps le progrès des sciences; point d'hypothèses, car rien n'est plus dangereux que les convictions provisoires : les hypothèses, le pur dogmatisme, font tour à tour les fanatiques et les sceptiques.

N'approuverez-vous pas, comme moi, la prudence de M. Ch. Grandgagnage? Nous avons vu des écrivains pleins de talent et d'imagination essayer de reconstruire le plan et jusqu'aux détails des comédies de Ménandre, au moyen de quelques fragments épars et dépourvus, de signification par eux-mêmes. Quelquefois ils ont fait preuve d'une faculté de divination surprenante; mais chacun travaillant de son côté, induisant selon ses instincts, mettant en jeu tous les ressorts de sa riche fantaisie, chacun nous a restauré un Ménandre de sa façon : qu'en penserait le poëte grec s'il pouvait revenir en ce bas monde? C'est qu'on ne renouvelle pas, dans le domaine de la libre activité de l'esprit, le prodige opéré par Cuvier lorsqu'il décrivit tout entier l'animal fossile dont il ne possédait qu'un os, et qu'ensuite une découverte plus complète lui donna raison. Ici au contraire, quand un seul élément fait défaut, on se disperse fatalement dans le champ incommensurable des conjectures, et chacun a juste autant de chance que son voisin de ne pas se tromper, c'est-à-dire que ni l'un ni l'autre n'ont de chance d'atteindre la vérité réelle, vivante, indivisible. Mais c'est le péché d'habitude des savants comme celui des gens du monde : on juge les hommes sur un de leurs actes, sans se donner la peine d'en étudier les circonstances et l'occasion; on dépeint leur caractère, on affirme que telles étaient leurs intentions, le tout sur des indices fugitifs, sur des apparences illusoires. On retrouve le secret du génie, on refait bravement son

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