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fond de la pièce; puis, sans transition aucune, arrivent coup sur coup deux ou trois épisodes, puis le rideau tombe, on ne sait trop pourquoi. Je me trompe, Esope quitte une fois le théâtre pour prendre le café! Sans parler des anachronismes presque inévitables qui abondent ici, ne serait-on pas en droit de se demander si l'auteur a bien compris cette figure spirituelle et maligne qu'on appelle Esope? Ce n'est pas tout de présenter sur la scène un personnage historique, il faut que son rôle réponde à l'idée que son nom réveille en nous. Or que voyons-nous ici? Aux louanges hyperboliques de Léarque, Esope résiste, c'est vrai, mais si mollement, si hypocritement, que l'on songe malgré soi que l'air de la cour a passé sur lui. Puis quel est son rôle dans la suite de la pièce? De donner audience à tous les sots de Cyzique, et ses réponses ne sont pas toujours plus dignes du ministre de Crésus, que ses fables ne sont dignes d'Esope.

Il ne sera pas hors de propos d'examiner ici jusqu'à quel point Boursault a réussi dans le genre de la fable. Quant à l'opportunité de l'apparition des apologues sur la scène, reconnaissons qu'ils ralentissent la marche de l'action et jettent un certain froid sur la pièce. Remarquons ensuite que celles de ses fables que Boursault a imitées de La Fontaine sont peut-être les plus médio

cres.

Il n'a pas su prendre cette poésie, ce sentiment, cette bonhomie si spirituelle du grand fabuliste. Il n'a pas cette grâce enjouée, ni surtout cette facilité qui a fait dire de La Fontaine qu'il portait des fables comme un prunier porte des prunes. Les sentiments les plus délicats sont ici guindés, le récit est presque toujours substitué à l'action. La Fontaine peint d'un trait son personnage, il le fait agir, il le fait parler, et nous som

mes aussitôt à l'aise avec lui, comme si nous nous connaissions de longue date.

Boursault, remplaçant presque partout l'acteur par le narrateur, devient naturellement plus languissant, plus raide. Il n'a pas de ces coups de pinceau qui sont des traits de génie là surtout réside son infériorité. Ensuite, son esprit est plutôt satirique, et ses fables tournent dès lors à l'épigramme. Aussi les seules qui soient supportables ne sont-elles que des épigrammes, longuement, mais parfois finement rimées. La plus étendue de toutes, celle des Enfers, à la fin d'Esope à la cour, n'est autre chose qu'une satire. Le génie de la fable était donc étranger à Boursault, car ce génie ne se compose pas seulement d'esprit, mais de gràce, de sentiment, de délicatesse. Il devait échouer : il échoua. Mais du moins rendons-lui cette justice qu'il a le premier peut-être apprécié La Fontaine à sa juste valeur; le premier il lui a décerné ce surnom d'inimitable que la postérité a si unanimement confirmé. A défaut de talent, c'est au moins un grand mérite que de reconnaître le talent chez un rival.

Quoi qu'il en soit, des vers d'un vrai comique, des saillies pleines d'esprit, des reparties ingénieuses et piquantes, des caractères aussi bien conçus que bien rendus, tout cela justifie la nouvelle tentative que fit Boursault en replaçant son personnage sur la scène.

Vers les dernières années de sa vie, il travailla à son Ésope à la cour. Mais la pièce ne fut représentée qu'en 1701, l'année même de la mort de l'auteur. Bien que le mérite de la nouveauté, principale source du succès de la première comédie, eût disparu dans celle-ci, elle est restée au répertoire, au préjudice d'Ésope à la ville. Boursault, laissant de côté le genre comique, y a voulu se lancer dans la haute comédie: Esope à la cour est

une comédie héroïque. Mais, pour y parvenir, il a étrangement mutilé la physionomie tant physique que morale de son principal personnage. Vous vous souvenez de cet Ésope, de ce laid petit bossu dont le hideux visage excitait le courroux de Doris, et lui faisait dire à Euphrosine que

...

se précipiter d'un haut rocher à bas,

Est un sort moins cruel que d'entrer dans ses bras.

Eh bien, ce même homme, dont la laideur a passé à la renommée autant que son esprit, ce même philosophe d'une si haute sagesse, s'amuse à filer le parfait amour à la cour de Crésus aux pieds de la belle Rhodope. Doux entretiens, douces brouilleries, raccommodements plus doux encore, déclarations enflammées, soupirs langoureux, etc., etc.... rien n'y manque! Et le public assiste pendant plusieurs scènes aux ébats amoureux de ce sage austère qui morigène si durement le reste des humains. dans la suite de la pièce! Cependant, malgré cette haute moralité que Boursault a placée parfois dans la bouche de notre philosophe, on reconnaît encore le malin esclave dont La Fontaine nous a raconté tant de bons tours, tant de joyeuses facéties? Cet esprit narquois, si finement railleur et si philosophique, n'est pas gêné dans cet habillement empesé de vertu austère, de morale un peu revêche, un peu pédante, que revêt le fabuliste... quand il n'est pas aux pieds de Rhodope. Boursault a eu plus d'un but en vue: il a voulu à la fois rendre Ésope intéressant par une intrigue amoureuse, et s'en servir comme d'un censeur pour reprendre les vices de la cour. Ces différentes intentions se heurtent et se contredisent dans les diverses parties de l'ouvrage. Est-ce le même homme dont on dit que

Ebloui d'un trésor qu'il ne pouvait trop voir,

(il s'agit de Rhodope)

Il l'allait visiter le matin et le soir;

et qui plus loin déclame avec tant de véhémence contre la corruption des mœurs, contre les vices des courtisans?

Cependant, cette volte-face de caractère doit-elle être imputée tout à fait à Boursault? Nous ne le pensons pas. C'est le siècle, c'est le public qui doit encourir nos reproches. On se souvient de ce mot de Racine, à qui l'on reprochait d'avoir rendu Hippolyte amoureux : « Qu'en auraient dit nos petits-maîtres! » Eh bien, ce sont les petits-maîtres qui ont également pesé sur l'esprit de Boursault; ce sont eux qui n'ont pas voulu s'intéresser au premier Esope parce qu'il était rebelle à l'amour; ce sont eux qui ont forcé la main au poëte, en lui faisant affubler d'une passion sentimentale ce petit monstre qui a nom Ésope. Voilà pourquoi Boursault a faussé toute vraisemblance. Qu'y faire? Le public veut partout voir le vaudeville; il s'offense lorsqu'un mariage au moins ne se bâcle pas avant la chute du rideau.

De nos jours, les gens sensés ont assez ridiculisé cette manie; mais transportez-vous au xviie siècle, considérez ces petits-maîtres pour qui écrivaient nos auteurs, et vous conviendrez qu'un bon nombre des taches qui déparent leurs œuvres sont dues surtout au mauvais goût de leur temps, aux concessions que leur imposait le souci d'attirer le public à leurs représentations.

Ne considérons pas ici Ésope tel qu'il devrait être, prenons-le tel qu'il est. Rappelons-nous seulement qu'après avoir été réformer les abus en province, il vient réformer les abus de la cour. Il est à point de retour pour tirer la princesse Arsinoé d'un grand embar

ras, car la princesse Arsinoé est aimée de trois rois, et elle a absolument besoin des conseils du philosophe pour savoir lequel choisir. Ésope lui persuade naturellement de prendre le plus jeune, le plus beau, le plus vertueux, le plus riche, et celui-là se trouve, tout naturellement encore, être Crésus. C'est un conseil qu'il lui donne; mais elle doit se hâter dans son choix, et, pour la déterminer, il trouve dans sa cervelle de sage le bel argument que voici :

Quand pour faire des rois le ciel veut que l'on vive,

C'est offenser les dieux de demeurer oisive.

Et la jeune personne de s'exclamer avec une naïveté admirable:

Est-il une vertu qui soit plus nécessaire !

Et, comme elle n'aime pas de rester oisive, elle sort en toute hâte pour faire part à Crésus du bonheur qu'elle lui réserve.

Arsinoé laisse la place à un individu qui veut faire chanter le ministre, comme nous dirions dans l'argot de nos jours. Il lui confie, sous le voile du secret, que certains de ses amis de cour, qu'il ne peut nommer, ont tenu sur son compte certains propos qu'il ne peut répéter... Tout cela est insinué en jetant de hauts cris sur la médisance qui envahit et la ville et la cour et les courtisans. Ésope lui répond par une fable charmante, que je ne puis m'empêcher de vous citer malgré sa longueur et ses longueurs.

LA MARCHANDISE DE MAUVAIS DÉBIT.

FABLE.

Apollon et Mercure étant brouillés là-haut

Ne savaient ici-bas où donner de la tête :

Ils n'avaient point d'argent, et c'est un grand défaut :
Jamais de l'Indigence on n'a chômé la fête...

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