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a point appelées à se manifester. Elles ont besoin d'une excitation extérieure pour passer de l'état latent et obscur à l'état de réalité. C'est en ce sens que de Bonald approuve la théorie cartésienne des idées innées; il en altère l'esprit, en exigeant une condition sensible pour la production de l'idée. Dire qu'il n'y a rien dans l'esprit et que tout lui vient des sens, ou dire qu'il y a dans l'esprit des idées qui n'existent que par l'effet de la parole extérieure, par l'action des organes, c'est au fond la même doctrine.

Aussi de Bonald n'hésite-t-il pas à dire que «< avant le langage, il n'y avait rien, absolument rien que les corps et leurs images, puisque le langage est l'instrument nécessaire de toute opération intellectuelle, et le moyen de toute existence morale. Tel que la matière que les livres saints nous représentent informe et nue, inanis et vacua, avant la parole féconde qui la tira du chaos, l'esprit aussi, avant d'avoir entendu la parole, est vide et nu; ou tel encore que les corps, dont aucun, pas même le nôtre, n'existe à nos yeux, avant la lumière qui vient nous montrer leur forme, leur couleur, le lieu qu'ils occupent, leurs rapports avec les corps environnants, etc.; ainsi l'esprit n'existe ni pour les autres, ni pour lui-même, avant la connaissance de la parole qui vient lui révéler l'existence du monde intellectuel, et lui apprendre ses propres pensées '. » Voilà qui est entendu l'esprit est vide et nu, avant d'avoir entendu la parole, c'est-à-dire avant que les sens aient agi, quoiqu'il possède des idées innées. Je ne fais donc aucun tort à de Bonald, en rapprochant sa théorie du sensualisme. Du reste, je me contente de signaler le fait en ce moment, parce que le rapport de

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la parole avec la pensée n'est pas seulement une conséquence, mais encore un argument de cette doctrine. J'aurai donc l'occasion d'y revenir.

3. « Si l'hypothèse du don primitif du langage prouve une cause première, si elle explique l'homme et ses idées, et donne un principe certain à ses connaissances, elle ne pose pas sur une base moins solide la société et ses lois.

» En effet, on ne peut pas faire la supposition du langage donné à la première famille par une cause première supérieure en intelligence à l'homme sans déduire de ce fait primitif, comme une conséquence naturelle, une transmission ou révélation première, faite à la société, des lois qui devaient en assurer la durée...

>> Il est vrai que plusieurs sociétés particulières allèguent de semblables révélations et des codes de lois consignés dans des livres prétendus inspirés; mais, outre que cet accord de tant de peuples différents dans la croyance d'un même fait, hors de l'ordre commun, est digne de l'attention du philosophe, et peut faire légitimement présumer un fait primitif dont le souvenir, plus ou moins distinct, s'est conservé dans l'univers, il y a encore ici un criterium public et social pour distinguer la vérité de l'erreur. Il suffit de comparer entre eux, dans leur état public et extérieur, les divers peuples qui allèguent des révélations...

>> L'hypothèse qui place dans la société le dépôt des vérités générales, fondamentales, sociales, comme une conséquence naturelle et légitime du fait primitif de la transmission nécessaire du langage, et qui suppose que les hommes reçoivent la connaissance de ces vérités avec la langue qu'ils apprennent à parler et ne peuvent la recevoir que par ce moyen, ne peut pas trop se concilier

avec l'opinion de ces philosophes qui, dans les idées qu'ils se sont faites des droits et de la force de la raison de l'homme, prétendent que l'homme ne doit admettre comme certaine aucune vérité, qu'il n'ait examiné les motifs de la croire ou de la rejeter... Elle ne s'accorde peut-être pas, même avec l'opinion plus modeste de Descartes et avec son doute universel... Car le monde moral n'a pas été livré à nos disputes comme le monde. physique, parce que les disputes, qui laissent le monde. physique tel qu'il est, troublent, bouleversent, anéantissent le monde moral.

» L'homme qui, en venant au monde, trouve établie dans la généralité des sociétés, sous une forme ou sous une autre, la croyance d'un Dieu créateur, législateur, rémunérateur et vengeur, la distinction du juste et de l'injuste, du bien et du mal moral, lorsqu'il examine avec sa raison ce qu'il doit admettre ou rejeter de ces croyances générales, sur lesquelles a été fondée la société universelle du genre humain, et repose l'édifice de la législation générale, écrite ou traditionnelle, se constitue, par cela seul, en état de révolte contre la société; il s'arroge, lui simple individu, le droit de juger et de réformer le général, et il aspire à détrôner la raison universelle pour faire régner à sa place sa raison particulière, cette raison qu'il doit tout entière à la société, puisqu'elle lui a donné dans le langage, dont elle lui a transmis la connaissance, le moyen de toute opération intellectuelle... Mais si un homme, quel qu'il soit, a le droit de délibérer après que la société a décidé, tous ont incontestablement le même droit... La société sera donc livrée au hasard de nos examens et à la merci de nos discussions... Il faudra donc reconnaître dans tous les hommes le droit absurde et contradictoire de suspendre la marche de la so

ciété dans laquelle ils existent, ou, pour mieux dire, le droit de l'anéantir; car, semblable au temps qui en mesure la durée, la société ne pourrait s'arrêter même un instant sans rentrer pour jamais dans le néant. »

Tel est l'ensemble des conséquences sociales qui résultent du don primitif du langage : révélation de la parole, révélation des lois de la société, c'est-à-dire de l'ordre moral, religieux et politique, révélation même de l'écriture 1; et comme l'homme ne peut rien sans la parole, sans la société, et n'a pas le droit de contester le contenu de la révélation, négation du libre examen en matière morale, religieuse ou sociale, par conséquent négation de la liberté de penser et de discuter, soumission absolue de la raison à ce qui est établi dans la société. Avec de pareils principes, on va loin. Si la société et le langage, sous toutes ses formes, sont institués directement par Dieu, et si la société donne à l'homme la raison, en lui donnant le langage, l'esprit humain n'a rien qui lui soit propre, point d'activité, point de spontanéité, point de liberté, point de droits; il n'est qu'une chose inerte et passive, sans autre propriété que celle de recevoir du dehors des excitations, et seulement au moyen des sens. C'est donc la société qui crée l'homme moral et en conséquence l'homme moral est à la merci de la société : la société peut en faire ce qu'elle veut, lui contester tout droit vis-à-vis d'elle, lui prescrire ses croyances, lui ôter enfin la vie morale qu'elle lui a donnée. La société devient une idole qu'il n'est permis de regarder qu'avec une crainte superstitieuse, et cette idole est l'emblème de l'absolutisme. Ce n'est pas la société qui est faite par l'homme et pour l'homme,

1 Recherches philosophiques, ch. III. Origine de l'écriture.

comme un milieu dans lequel nous pouvons librement réaliser notre destinée terrestre; c'est l'homme qui est fait par la société et pour la société, comme une chose qui lui appartient. Chaque pensée indépendante que l'homme élève contre la société est une révolte contre une institution divine, un sacrilége. La société est immuable et sainte comme Dieu même : il faut l'accepter, telle qu'elle est, et condamner comme une impiété toute tentative d'innovation, toute réforme, tout progrès. Or il n'y a qu'un moyen de prévenir et de réprimer la coupable audace de l'homme qui s'arroge le droit de discuter la société et de protester contre l'immobilisme dans la vie, c'est l'emploi de la force, c'est la censure et l'inquisition.

Mais il est bien difficile dans un pareil système de ne pas se mettre en contradiction avec soi-même. Comment expliquer d'abord les changements successifs et les révolutions de l'histoire? Si la société est le dépôt de toutes nos connaissances, comment l'homme a-t-il jamais pu penser et vouloir autre chose que la société dans laquelle il a pris naissance? Toute réforme dans les institutions sociales n'est pas seulement impie, elle est radicalement impossible, s'il est vrai que l'homme ne vit et ne pense que par la société. Mais passons. Si l'homme ne peut examiner les croyances qu'il trouve établies, sous une forme ou sous une autre, dans la généralité des sociétés, comment justifier le christianisme? Certes s'il y eut jamais au monde des croyances généralement admises, c'étaient bien dans l'antiquité le polythéisme, l'esclavage, l'infériorité de la femme, l'omnipotence de l'État, et de quel droit alors le christianisme s'est-il mis en état de révolte contre ces institutions et a-t-il introduit des croyances nouvelles et contraires? De quel droit les chrétiens ont-ils aspiré à détrôner la

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