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même. Au lieu de cela, que fait de Bonald? Il cherche un fait en dehors de la philosophie, un fait historique, qui ne réunit aucune des conditions d'un point de départ. En effet, le don primitif du langage n'est pas certain; car l'auteur lui-même ne le donne que comme une hypothèse, qu'il demande la permission d'introduire, sauf à la justifier plus tard. Il n'est pas non plus universel; car je le nie, dans les termes où il est conçu, et l'auteur avoue qu'il faut aujourd'hui le défendre avant d'avoir songé à l'établir. Il n'est pas enfin immédiat; car il a besoin d'une démonstration, et il suppose déjà dans l'homme un grand nombre de connaissances et même de connaissances métaphysiques qu'on ne peut acquérir sans efforts. Avant d'avoir la certitude du don primitif du langage, il faut avoir la certitude de l'existence de Dieu, de l'existence de l'homme, et de rapports déterminés entre l'homme et Dieu. Or, tout homme n'a pas cette certitude, et personne ne la possède d'une manière immédiate, à l'origine de son éducation spirituelle.

Le don primitif du langage n'est donc pas le point de départ de la science et reste une hypothèse. Toutes les conséquences que l'auteur en déduit ont le même caractère hypothétique. Je les signale rapidement, afin de faire comprendre la théorie, avant de citer les faits qui doivent l'appuyer.

III.

Les conséquences de la doctrine de Bonald sont relatives à Dieu, à l'homme et à la société 1.

1. Si l'homme a reçu primitivement le langage, il existe un être antérieur et supérieur à l'espèce humaine en intelligence.

1 Recherches philosophiques, ibid. p. 99-120.

Cette nouvelle preuve de l'existence de Dieu vaut toutes les autres inventions de l'auteur. En thèse générale, Dieu ne se démontre pas, parce que toute démonstration suppose un principe supérieur à ce qui est en question et qu'il n'y a point de principe plus élevé que Dieu. Dieu seul est sans cause. C'est pourquoi la certitude que nous avons de l'existence de Dieu est immédiate et personnelle. Celui-là seul possède une connaissance certaine de Dieu qui peut élever sa pensée jusqu'à Dieu. C'est là le fondement absolu du libre examen, comme condition de la vie religieuse. Toute démonstration de l'existence de Dieu est donc un cercle vicieux, attendu que les arguments que l'on fait valoir ne peuvent eux-mêmes être démontrés que par la notion de Dieu. C'est ainsi que le don primitif du langage, loin d'entraîner comme conséquence l'existence de Dieu, ne pourrait être qu'une conséquence de cette existence et doit tirer sa lumière de la nature de Dieu et de ses rapports avec l'humanité.

2. Le don primitif du langage résout la question de l'origine des idées et de la distinction des vérités générales et des vérités particulières.

En effet, dit l'auteur, les vérités particulières ou les faits physiques et sensibles sont connus de chaque homme par le rapport de ses sens et les impressions qu'il reçoit des objets extérieurs. Nous n'avons nul besoin du langage pour les percevoir, puisque les animaux les perçoivent comme nous. Les vérités générales, morales ou sociales, au contraire, ne sont connues que par les expressions qui les rendent présentes et perceptibles à l'esprit. Nous les trouvons toutes dans la société, qui nous en transmet la connaissance en nous communiquant la langue qu'elle parle.

Ainsi, la connaissance des vérités sociales, objet des idées générales, se trouve dans la société et nous est

donnée par la société; et la connaissance des vérités particulières, objet des images et des sensations, se trouve en nous-mêmes et nous est transmise par le rapport de nos sens; « et cette analogie entre les vérités sociales et la société qui en donne la connaissance aux individus, entre les vérités individuelles et l'individu qui en trouve la connaissance en lui-même et dans ses sensations, est, ce me semble, une raison très-plausible, et peut-être suffisante, de croire à cette double origine de toutes nos connaissances morales et physiques, générales et individuelles. »

Il y aurait bien des observations à faire sur ce passage, si l'on voulait examiner sérieusement la théorie de la connaissance que l'auteur rattache à la question de l'origine du langage. Il faudrait faire remarquer la confusion où l'on tombe en identifiant les vérités générales aux vérités sociales, et les vérités individuelles aux vérités physiques, comme si toutes les vérités de l'ordre social étaient générales, et toutes les vérités de l'ordre physique, individuelles. Il faudrait faire voir que les sens peuvent être une condition de la connaissance sensible extérieure, mais ne sont jamais, à eux seuls, la cause d'une connaissance quelconque, parce que toute connaissance se forme dans l'esprit et par l'esprit. Il faudrait encore insister sur ce fait que nous possédons bien des connaissances qui ne rentrent pas dans la division de l'auteur. Mais j'abandonne cette discussion et me contente d'appeler l'attention sur ce point capital, que nous n'aurions aucune pensée générale sans le langage public, et qu'ainsi toutes nos connaissances générales auraient leur origine dans le langage. C'est ici que la théorie de l'auteur commence à se dessiner nettement, et que le langage devient une condition essentielle du développement et de l'existence même de la pensée hu

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maine. Point de notions particulières sans les sens; point de notions générales, par conséquent, point de réflexion ni de raison, point de pensée, en un mot, sans le langage. De même que nos connaissances individuelles s'introduisent en nous du dehors par le véhicule des organes, de même nos connaissances générales s'introduisent de l'extérieur dans l'esprit par le véhicule de la parole. De Bonald insiste sur cette analogie. L'esprit est donc une table rase, et toutes ses connaissances lui viennent du dehors, soit du monde extérieur, soit du monde social. Nous voilà dans le sensualisme; car le langage lui-même est un ensemble de signes, c'est-àdire de choses sensibles qui s'adressent soit à la vue, soit à l'ouïe, soit au toucher, isolés ou réunis. Les sens sont donc l'unique source de nos connaissances générales ou particulières.

Cette conséquence est logique. La théorie de Bonald a une origine évidemment sensualiste, et l'auteur eût pu simplifier encore sa division des connaissances humaines, en la ramenant à la doctrine de Condillac. Cependant je tiens compte à l'auteur de ses protestations contre le sensualisme; ailleurs il cherche à mieux expliquer sa pensée 1. Il procède alors par voie de comparaison.

L'entendement d'abord est un lieu obscur où nous n'apercevons aucune idée, pas même celle de notre propre intelligence, jusqu'à ce que la parole humaine, dont on peut dire aussi, comme de la parole divine, qu'elle éclaire tout homme venant en ce monde, pénétrant jusqu'à mon esprit par le sens de l'ouïe, comme le rayon du soleil dans le lieu obscur, porte la lumière au sein des ténèbres, et donne à chaque idée, pour ainsi dire,

1 Recherches philosophiques. De l'expression des idées, ch. I, p. 376

la forme et la couleur qui la rendent perceptible pour les yeux de l'esprit. Alors chaque idée, appelée par son nom, se présente, et répond, comme les étoiles dans le livre de Job au commandement de Dieu : me voilà; alors seulement nos propres idées sont exprimées même pour nous, et nous pouvons les exprimer pour les autres. »

Ailleurs, « les expressions sont à l'esprit ce que le tain est à une glace. Sans le tain, nos yeux ne verraient pas dans le verre les images des objets; ils ne s'y verraient pas eux-mêmes. Sans les expressions, notre esprit n'apercevrait pas les idées des objets, il ne s'apercevrait pas lui-même; et l'idée, quoique présente, passerait en quelque sorte à travers l'esprit, sans laisser de trace, comme, sans le tain qui la retient, l'image des objets traverserait le verre sans s'y réfléchir. »

Enfin, « pour donner une dernière image, mais bien sensible, de la fonction de l'esprit et de celle des organes, dans le rapport nécessaire de l'idée et de son expression, l'entendement est comme un papier écrit avec une eau sans couleur, sur lequel l'écriture ne devient visible que lorsqu'on frotte le papier avec une autre liqueur. On peut dire que sur ce papier l'écriture est innée en quelque sorte, puisqu'elle existait avant de paraître et qu'elle a précédé le moyen employé pour la la rendre visible; on peut dire qu'elle est acquise, puisqu'elle ne se montre que sous la condition et au moyen de la liqueur qu'on y ajoute. »

Ces diverses comparaisons sont empruntées à l'hypothèse sensualiste de la table rase et n'en diffèrent pas essentiellement. Les idées que de Bonald admet dans l'esprit sont comme si elles n'étaient pas, et n'ont aucune valeur aussi longtemps que l'expression ne les

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