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était le pont Milvius, et la ville dont les tours et les temples paraissaient à l'horizon, était Rome. Il y avait du grandiose dans cette composition les têtes étaient peintes avec soin, les détails d'un fini précieux (1).

L'autre tableau, du même côté, avait encore plus souffert des mutilations modernes que des outrages du temps: des parties entières étaient effacées. On y voyait aussi des guerriers à cheval, et dans le lointain une ville dont l'enceinte était défendue par de hautes tours.

De nombreuses épitaphes formaient une zône funèbre autour des murs du cloître. Les unes, et c'étaient en général les plus anciennes, étaient gravées sur de petites tablettes de marbre, et d'autres sur de simples briques. Celles qui appartenaient au 15, 16 et 17e siècles avaient des cadres élégans; les dernières étaient, presque toutes, inscrites sur de larges dalles de marbre noir.

L'une de celles qui devait le plus exciter la curiosité était dédiée à la mémoire de Raymond Scriptor, prêtre et chanoine de la cathédrale de Toulouse. On disait qu'avant d'entrer dans l'ordre des frères prêcheurs, il était connu sous le nom de Costiran, qu'il avait fait des vers en langue romane et que c'était à cause de ses écrits que dans la suite il fut nommé Scriptor. Etant allé à Avignonet, suivi de trois autres Inquisiteurs et de quelques particuliers, il fut assailli, dans le château du Comte, par le bailli du lieu, nommé Raymond d'Alfaro, qui l'égorgea, ainsi que ceux qui l'avaient accompagné. Ce meurtre fut commis en 1242. Le corps de Raymond Scriptor, porté à Toulouse avec ceux des autres martyrs, fut enseveli avec honneur. On mit Bernard, clerc de Raymond, dans le tombeau de celui-ci (2).

Parmi les plus curieux monumens des ecclésiastiques qui avaient reçu la sépulture dans ce cloître, je pus distinguer l'épitaphe du chanoine Bernard, mort en 1117 (3), et le petit bas-relief inscrit d'Aymeric, chanoine, chancelier et maître de l'œuvre, ou Operarius de l'église de Toulouse, décédé le 11 des kalendes d'août 1282. Sur ce dernier marbre (4) on a représenté

(1) Une partie de ce tableau existait encore il y a six ou sept années; on a achevé de le détruire en perçant une fenêtre dans le mur sur lequel il était peint.

(2) Voici l'inscription gravée sur la petite tablette de marbre placée au-dessus du tombeau :

III: KAL: IVNII: OBIIT: R: SCRIPTOR SACERDOS ET: CANONICVS ISTIVS LOCI: ET: ARCHIDIACONVS VILLÆ LONGÆ : QVI : FVIT: INTEFECTVS : CVM INQVISITORIB HÆRETICOR APVD: AVI GNONET: ANNO DOMINI : M: CC: XLII: ET: CVM BERNARDO: EIVS: CLERICO: QVI: SEPELITVR CVM: IPSO.

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(3) La voici : Anno ab incarnatione Domini millesimo centesimo decimo septimo V, idus septembris, luna vigegima prima, obiit Bernardus, sacrista, canonicus sancti Stephani

Hic sunt in fossa Bernardi corporis, ossa,
Quid petiit lite cœlestis præmia vitæ,

Quid fuerim, quondam, non quid sim si bene cernis,
Fallexis, ô lector, qui Christo vivere spernis,
Est tibi mors lucrum si moriendo socieris,
Feliciter vives iterum....

(4) Il est, ainsi que le précédent, conservé dans le Musée d'antiquités de Toulouse, créé par l'auteur de cet article.

le Christ placé dans une gloire et tenant le globe du monde. A sa gauche est Aymeric, accompagné de son ange gardien; à droite l'âme d'Aymeric, sous la forme d'un enfant, est offerte au Seigneur par le mème ange; dans la partie inférieure du monument, Aymeric est étendu dans l'attitude de la mort. Ce bas-relief est l'un des mieux conservés qui nous restent du x11.• siècle.

Un tombeau en pierre, chargé d'une longue inscription, et qui renfermait les restes de Bertrand du Clusel, chanoine de St.-Etienne et prieur de Sauvimont, était placé près du petit monument d'Aymeric: il datait du 15 siècle, et le style emphatique de l'inscription indique à peu près la même époque où l'on donnait aussi, dans une épitaphe, le titre de Prince des poètes à l'évêque de Toulouse, Pierre du Moulin (1). Ici du Clusel est nommé Prince ou Monarque dans le droit civil et le droit canon (2). C'était alors une manière d'exprimer le vrai talent ou les grandes connaissances de ceux dont on voulait célébrer les louanges. On crut d'ailleurs ne pas avoir assez fait pour ce savant, et un cénotaphe lui fut élevé dans la chapelle de la Sainte Croix. L'inscription gravée sur le tombeau l'avait été aussi sur ce cénotaphe que l'on a caché, il y a environ deux années, sous de nouvelles constructions.

Des mausolées recouverts de grandes figures en pierre apparaissaient encore çà et là. Dans la galerie de droite un chevalier, armé de toutes pièces, était couché sur un sépulcre en marbre des Pyrénées. Sur sa cotte d'armes était sculpté un écu de gueules, bordé d'azur à l'épée croisée d'or, en bande. C'était l'un de ces Villeneuve, si connus dès les temps les plus reculés du moyen-âge: preux chevaliers dans les guerres saintes, serviteurs dévoués des comtes de Toulouse, et dont la race, perpétuée jusqu'à nos jours, a donné tant de preuves de fidélité à la foi promise. Déja, en 1147, un Pons de Villeneuve était en même temps Sénéchal du souverain de Toulouse et Capitoul. Plus loin était une autre statue sépulcrale représentant Raymond de Puibusque, armé de toutes pièces. Il était sorti de cette ancienne famille qui subsiste honorablement encore, et qui est entrée 49 fois dans le Capitoulat. Comme les Villeneuve, les Roaix, les Isalguier, elle montra tout le cas que l'on faisait au moyen age de la magistrature municipale, destinée à défendre les droits du peuple

(1) Le monument sur lequel cet évêque est représenté a été arraché par nos soins à la destruction, et est conservé dans le Musée on y lit cette inscription:

Hoc quiescit tumulo urbis Tolosæ dignissimus archipræsul Petrus de Molendino, nobilis genere, artium magister, utroque jure licentiatus.... ac Lingue Occitanæ Regis vice cancelJarius et Poëtarum monarcha, qui, anno Domini CCCC. LI. Dominus in X PO (Christo) tertia octobris beato fine quievit.

(2) Voici l'inscription de Bertrand du Clusel:

Clauditur astricto. Doctor Bertrandus in antro.
Salvimonte prior. Sedis canonicus hujus,
Religione sacer. Cluselli clara propago.

Cujus fama viget scriptis. Legum ille monarcha,
Canonis et sacri. Sed pape auditor et annis
Bis denis fulsit. Studii decus ille legendo.
Canonis edocuit seriem preclara suorum
Nobilitas et fama manet celebranda per orbem.

contre les invasions du pouvoir. La cotte d'armes de Raymond de Puibusque était chargée d'un écu de gueules au lévrier passant, d'argent, accolé de sable. Sa lance avait été long-temps attachée à la muraille, derrière le tombeau : en 1705 elle n'y paraissait plus. Mais d'autres illustrations réclamaient aussi le respect et le culte des souvenirs dans ce cloître où les grandeurs de la terre recevaient la consécration de la religion et du temps. Du côté où l'on avait peint l'image de Saint-Etienne, était l'épitaphe du savant commentateur de Vitruve, de ce Guillaume Philander qui, par ses profondes connaissances et ses écrits, a tant contribué à cette révolution artistique, qui nous a donné, par l'étude et l'imitation heureuse et libre des anciens, le style gracieux que l'on remarque dans tous les monumens de la Renaissance. Protégé par George d'Armagnac, évêque de Rhodez, et depuis cardinal, il le suivit dans son ambassade à Venise. Il mourut à Toulouse en 1565. près de son Mécène, et le cardinal lui fit élever un monument que nous avons sauvé de la destruction (1). Là étaient aussi l'historien de Henri II, Pierre Paschal, mort dans nos murs la même année ou T'hilander cessa de vivre (2), et l'historiographe de Henri IV et de Louis XIII, Pierre Mathieu, qui avait, en 1621, accompagné son prince au siége de Montauban (3).

Un autre monument, placé dans le mur du côté de la Libliothèque, près de la porte du cloître et non loin

(4) Voici l'épitaphe placée sur ce monument :

Guillelmo Philandro Castilonæo, civi Romano eximiâ,
Eruditione, ac doctrinâ singulari. Virtute nobili. Scientià
Claro, pietate insigni. Religione non alienâ. Morum
Suavitate facili. Animi candore conspicuo. Sensu et
Omnes probo. Antiquitatis et architectura peritiss
Famæq. celebritate etiam exteris noto. Quin in studiis
Litter&cum multis annis consumptis. Dum antiquorum
Monumenta evolveret. Ac se anagnosten illust.
Card. Armeniaco præberet. Tandem attritis virih.
Corporis leni suspirio vitam efflavit. Georg.
Card. Armeniaco fideliss. anagnostæ suâ spe futuræ
Resurrectionis hoc monumentum mæstiss. P. C.

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du tombeau de Raymond Scriptor, avait été élevé par les Toulousains au célèbre prédicateur Jean Albin de Seres, auquel, après Dieu, est deuë, dit Catel (1), la conservation de la religion catholicque dans Tolose s'estant il tousiours opposé, par ses doctes et pieuses prédications, à l'effort de l'hérésie qui commençoit pour lors à ietter son venin dans la ville. Sa réputation estoit si grande par toute la France, que j'ay ouy dire à feu M. Genebrard, lorsqu'il m'instituoit aux bounes lettres, durant ma jeunesse, dans sa maison à Paris, que tant luy que messire Arnaud de Pontac, qui fust depuis evesque de Bazas, deux des grands hommes de leur siècle, ayant entendu la grande réputation de ce vénérable personnage, ils vindrent exprès en la ville de Tolose pour le voir, sans qu'ils y eussent autres affaires, et aduint qu'ils le treuuerent et virent mort. Tellement que s'en estant retournés à Paris, ils firent imprimer son tombeau tant en vers latins, grecs, que hébraïques.... Ledit feu sieur de Seres, avant que mourir fist imprimer un livre en françois du Saint-Sacrement contre les Luthériens et les Calvinistes, qui fust bien reçeu de tous les hommes doctes. Il donna aussi au public quelques épistres escrites à des dames pour les con-firmer en la religion catholicque, qui feurent si bien reçues dans Paris que j'ay ouy dire à Guillaume Chaudière, marchand-libraire, de Paris, qu'ils les avoict faict imprimer huict diverses fois dans un an, ce qui ne lui estoit jamais arrivé en aucune autre sorte de livres. »

Ce fut dans une chapelle de ce cloître, nommée de sainte Magdelaine, ou de Catel de la Campane, bâtie par ses aïeux, que le savant historien dont je viens de rapporter quelques lignes, fut enseveli en 1626. J'ai vu son épitaphe encore placée au-dessus de son tombeau; mais en 1812, à mon retour d'au-delà des monts, je ne trouvai plus que les ruines de ce sacellum. L'épitaphe seule avait été portée au Musée où on la voit encore (2).

(1) Voici l'inscription gravée sur ce monument :
Joanni Albino de Sere nobiliss. Valsergorum familia
Orto viro integerrimo, pauperum, aegrorumque
Patri pientiss. canonico et archidiacono. ac ccclesiastae
Tolosano sanctiss. qui Tolosanae cathedrae turbulentis
Temporibus præfectus haereticorum errores facunda
Praedicatione scriptisque immortalibus convincens,
Catholicos confirmans periclitantem Tectosagum Rempub.
Sartam fectam conservavit septics septeno vitae anno
Cum omnium bonorum moerore, cunctorumq. ordinum
Luctu vivis erepto pii Cives suae hoc in illum
Pietatis et observantiae monumentum P. C.
Obiit XIII. cal. septem. M. D. LXVI.

(2) Guil. de Catel, senator. Virtute, cruditione justa ex
Genere nobilis justus maluit esse quàm videri in Deum, fide
In regem. Obsequio in summos honore, benignitate in infimos
Pictate in patriam, charitate in suos, comitate in
Exteros, dignus longiori vita indignior sempiterna,
Occitaniæ in qua lucem acceperat historiæ lucem dedit.

Vixit ann. LXVI sine invidia, meritis cœlo quam ætate Maturior, vivere desiit nonis octobr. Quibus et pater Longa de stirpe, senator XL. Ab hinc. annis tàm mei memor Que fatum. Sic extinctum est lumen patriæ lucet virTutis exemplum totam gentem capit unicus tumuLus in aversa muri parte sub fornicibus ædis abea opuLente dotatæ. Hic ille jacet in pace.

Hoc monumentum posuere contra votam pio admodum Parenti, piæ filiæ, Jac. et Marg. de Catel. Vale

Aujourd'hui la place qu'occupait le vieux cloître de Saint-Etienne, rétrécie d'un côté par une nouvelle rue, envahie en partie par une construction moderne, a perdu tout son aspect monumental. Pendant 800 années, une notable portion des habitans de Toulouse a été ensevelie dans cette enceinte. On y retrouvait encore, vers la fin du xviu siècle, les souvenirs de la fervente piété de nos pères, et une importante série de monumens de l'histoire et des arts. Insensibles à tout ce qui fait palpiter les cœurs généreux, à tout ce qui entretient l'amour du vrai beau, à tout ce qui donne à Fame l'instinct de sa grandeur et les poétiques inspirations, de nouveaux barbares ont paru. Ils ont souillé le sanctuaire par leurs délirantes orgies; ils ont bu le fang de ceux qu'ils égorgaient, dans les crânes arrachés par eux au repos de la tombe; ils ont brisé les saintes

images, abattu les arcs légers, les colonnes sveltes et élégantes, et effacé les moniteurs funéraires qui redisaient si bien le passé. Nous n'avons plus le droit d'accabler de nos mépris les fanatiques sectaires de I'Islam qui, pour défendre les Dardanelles, transformaient autrefois en projectiles les marbres sculptés d'e la Grèce antique. Ils ne faisaient disparaître du sol où ils étaient campés, que les monumens d'un culte qu'ils n'avaient point professé et d'une histoire qui n'était point celle de leurs pères. On a plus fait en France, et les rares sculptures que conservent encore nos musées ne sont que des témoins authentiques de ce que nous avons perdu, de ce qui a été mutilé sous nos yeux, de ce que nous n'avons pu arracher aux iconoclastes de notre âge. Chever Alexandre DV MEGR.

LITTÉRATURE MÉRIDIONALE.

RIT FLÉC

Le 10 juin 1632, année célèbre dans le midi de la France par la mort de Montmorency décapité à Toulouse, Fléchier, qu'on a surnommé depuis l'Isocrate français, naquit à Perney, petite ville du comtat Vénaissin. Sa famille, noble et distinguée, avait joué un grand rôle dans les guerres de Provence; mais le bisaïeul de l'orateur dont nous allons tracer succinctement la biographie, se mit à la tête des catholiques pendant les troubles occasionés par les guerres de religion: il combattit long-temps avec succès contre les protestans. Les frais de la guerre absorbèrent sa fortune; il se ruina complètement, et ses enfans, de gentilshommes qu'ils étaient, se virent réduits à faire un petit commerce pour subsister. Le père de Fléchier, simple artisan, fils d'un marchand de chandelles, ne put suffire long-temps aux frais d'éducation de son cher Esprit qui dans une simple école de village donnait déja les plus belles espérances. Heureusement, son beau-frère le père Hercule Audiffret, supérieur général de la doctrine chrétienne appela auprès de lui son neveu, et ne négligea rien pour développer les grandes dispositions du jeune Fléchier. Il lui donna pour maître le célèbre rhéteur Richesource, homme de mérite, mais si présomptueux qu'il se qualifiait :

« Modérateur de l'académie des philosophes rhé

teurs. >>

Cet homme ridiculisé par ses contemporains, appelé par La Serre professeur de galimathias et de bassesse de style, jouissait pourtant d'une grande réputa

tion.

« Son cours d'éloquence, dit un écrivain du temps,

durait trois mois, pendant lesquels il donnait chaque semaine trois leçons de deux heures chacune, à d'e nombreux auditeurs; il se faisait payer trois louis. Fléchier ne tarda pas à se faire distinguer parmi ses élèves, et il s'établit entre lui et le maître un commerce d'estime et d'amitié qui ne fut jamais interrompu. Le futur panégyriste du grand Turenne, composa en l'honneur de son professeur plusieurs petites pièces de vers; j'ai trouvé le madrigal suivant dans un recueil d'anecdotes.

» Cette éloquence non pareille
Que ton livre fait voir avec tant d'appareil,
Donne aux prédicateurs un secret sans pareil,
De gagner les cœurs par l'oreille. »

Assurément, si le jeune Fléchier s'était borné aux lcçons du pédant Richesource, il n'aurait jamais conquis une place parmi les orateurs français. Doué des plus précieux dons de la nature, il se laissa bientôt guider par son propre instinct; l'éloquence de la chaire, n'avait encore rien produit, car on ne peut mettre au rang de nos célèbres prédicateurs, les auteurs des anciens sermons dont l'éloquence burlesque porte la malhcureuse empreinte des siècles de barbarie. La route n'était pas encore frayée; Fléchier y entra le premier il devança les Bossuet, les Bourdaloue et les Massillon.

Entré à l'âge de seize ans dans la congrégation de la doctrine chrétienne, Fléchier fut d'abord employé à l'enseignement. Le jeune professeur ne tarda pas à acquérir des droits à la confiance de ses supérieurs, qui

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déclara son protecteur.

Cependant les plaisirs du monde, la fréquentation des beaux esprits, ne le détournaient pas de ses occupations ordinaires; il se livrait sans relâche aux travaux de la prédication: il ne songeait pas que les oraisons funèbres seraient un jour le plus beau fleuron de sa gloire. Une occasion des plus favorables pour commencer par un coup d'éclat se présenta fortuitement. La célèbre Julie d'Angennes, pour laquelle les littérateurs avaient composé la guirlande de Julie, mourut en 1672. Fléchier était alors âgé de quarante ans; il fut chargé de prononcer l'oraison funèbre de l'épouse de son bienfaiteur; son génie et la reconnaissance ne lui firent point défaut dans cette circonstance solennelle, et le grave Montausier félicita sincèrement le panégyriste d'une femme qui lui avait été si chère.

lui confièrent la chaire de rhétorique dans leur collége seiller d'état. Fléchier, en entrant dans cette maison, de Narbonne. Sous le beau ciel du midi qui l'avait vu fit un grand pas vers l'avenir; il ne lui manquait naître, il fit le premier essai du beau talent qui de- qu'un théâtre, et l'hôtel de M. de Caumartin était vait le porter plus tard aux plus hautes dignités de alors le rendez-vous de plusieurs grands seigneurs. Lo l'église. A la mort de Claude de Rébé, archevêque de père de son élève nommé par le roi pour la tenue des Narbonne, Fléchier fut chargé de prononcer l'oraison grands jours, en Auvergne, emmena le précepteur, funèbre du prélat. Ce genre d'éloquence connu depuis qui ne tarda pas à se faire remarquer par son amalong-temps, n'avait encore rien produit de remarqua- bilité, son esprit et sa douceur. De retour à Paris, ble; la tâche était d'autant plus difficile pour le jeune M. de Caumartin le présenta aux membres du cercle professeur, que la vie obscure d'un archevêque n'était de l'hôtel Rambouillet. Fléchier, fier de se trouver pas un sujet propre à exalter l'imagination. Cepen- au milieu des grands littérateurs de l'époque, eut dant, confiant en lui-même, peut-être par obéissance, l'habileté de s'y faire des amis nombreux et puissans. il se mit à l'œuvre; dix jours lui suffirent pour com- Le duc de Montausier, dont le rigorisme sévère n'avait poser et apprendre son oraison funèbre, et de nom- pu d'abord se faire aux manières trop flatteuses du breux ecclésiastiques réunis dans la cathédrale de Nar-jeune abbé, lui accorda plus tard sa confiance, et se bonne prédirent à l'orateur de plus brillans succès dans la carrière où il venait d'entrer: le succès fut complet, et les oratoriens n'eurent qu'à se féliciter de la nouvelle acquisition qui donnait de si belles espérances pour la gloire de leur ordre. Fléchier resta membre de la congrégation de la doctrine chrétienne tant que son oncle vécut; il devait au vieillard cette marque de reconnaissance. Mais à la mort du père Audiffret, poussé à bout par les exigences du supérieur général qui voulait assujettir ses confrères à des règlemens plus rigoureux, il quitta définitivement la congrégation et se rendit à Paris. Dans le xvIIe siècle, tout prêtre, tout militaire qui n'était pas né de famille noble éprouvait les plus grandes difficultés pour parvenir, quel que fût d'ailleurs son mérite personnel. Si Fléchier, en partant pour la capitale, eût emporté quelques vieux parchemins, de vains titres, nul doute qu'on se serait empressé d'accueillir le jeune orateur qui jouissait déja d'une brillante renommée dans la province de Languedoc; mais il avait pour père un modeste artisan : quelle barrière à franchir avant d'arriver jusqu'à la cour! Néanmoins Fléchier ne se laissa pas rebuter par les obstacles. Déterminé à lutter avec force et courage, sans protecteur, sans fortune, il s'estima très heureux d'obtenir l'emploi de cathéchiste dans une paroisse de Paris. Les études qu'il avait faites sous la direction du père Audiffret son oncle, le mettaient à même de remplir dignement ces modestes fonctions; en effet, de nombreux auditeurs se pressèrent bientôt autour de sa chaire. Mais les occupations ne suffirent pas à l'ardente imagination, à l'infatigable activité de Fléchier. Un penchant irrésistible l'entraînait vers les belleslettres, et, dans ses momens de loisir, il composait des pièces de vers latins qui obtinrent un succès de cir

constance.

C'était l'époque où la jeunesse licencieuse de Louis XIV courait de plaisirs en plaisirs, de fètes en fètes; pour charmer les ennuis du grand roi, les artistes, les courtisans, les hommes d'état, mettaient leur esprit à la torture. En 1662, fut célébré le fameux carrousel, dans lequel Louis XIV parut devant toute sa cour dans l'appareil d'une magnificence toute royale Les beaux esprits s'évertuèrent à chanter ces ré. jouissances chevaleresques. Fléchier, déja connu comme poète latin, composa une description du fameux carrousel, et devint presque en même temps précepteur de Louis-Urbain Lefèvre de Caumartin, qui fut nommé quelques années après intendant des finances et con

Le premier pas était fait, la carrière se trouvait ouverte Fléchier sut la parcourir avec rapidité. En 1675, il prononça l'oraison funèbre de la duchesse d'Aiguillon, et les critiques les plus sévères ne purent s'empêcher de reconnaître en lui un rare talent pour embellir de tous les charmes de l'éloquence les sujets en apparence les plus stériles. Ce succès fit grand bruit dans Paris; de grands seigneurs ouvrirent leurs hôtels à l'abbé Fléchier, qui entra à l'Académie française quelques mois après avoir prononcé l'oraison funèbre de la duchesse d'Aiguillon.

L'orateur succédait au savant Godeau, évêque de Vence: la séance fut des plus brillantes; l'Académie reçut le même jour Esprit Fléchier et Jean Racine. L'abbé parla le premier, obtint de grands applaudissemens, et l'emporta sur l'immortel auteur d'Andromaque, dont le discours fut à peine écouté. Fléchier débita ses périodes brillantes et sonores avec la gràce et l'aisance d'un prédicateur habitué à parler en public, et Racine parla avec la timidité d'un homme habitué au silence du cabinet.

De l'académie à la cour, il n'y avait qu'un pas; Fléchier le franchit sans nul obstacle, et le fils d'un marchand de chandelles du comtat Vénaissain se vit fêté par les grands du siècle; il répondit un jour à un orgueilleux prélat qui lui reprochait sa basse extraction:

« A votre manière de penser, Monseigneur, je crains que si vous étiez né ce que je suis, vous n'eussiez toute votre vie vendu des chandelles. »

L'estime des notabilités littéraires le consolèrent de

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ces affronts, qui ne se renouvelèrent pas souvent, parce que les médisans avaient à craindre la verve caustique, les heureuses réparties de l'abbé Fléchier.

Un funeste événement qui plongea la France dans le deuil, fournit à l'orateur une grande occasion pour poser enfin la pierre angulaire de sa célébrité. Le bruit du canon qui venait de tuer le maréchal de Turenne retentit jusqu'au fond du palais de Versailles; les restes inanimés du grand homme furent déposés dans le caveau royal de Saint-Denys, et Fléchier reçut ordre de travailler à l'oraison funèbre du moderne Duguesclin.

Ce discours, dit M. Durosoir, fut prononcé à Paris dans l'église Saint-Eustache le 10 janvier 1676. Là, Fléchier s'éleva pour la première fois à toute la hauteur de la parole évangélique, et pour la première fois il put être mis en parallèle avec Bossuet. L'exorde de cette oraison est un des morceaux les plus sublimes qui aient été écrits en notre langue; il a surtout l'avantage de convenir au sujet, et d'y entrer de la manière la plus heureuse. Quelle grande idée, en effet, de présenter sous le nom d'un héros de l'écriture-sainte, le tableau allégorique et fidèle du héros de ce discours, à le faire reconnaître avant de l'avoir nommé, dans chacun des traits de cette peinture. Mais pour mieux faire voir quel puissant effet produisit cet exorde sur ceux qui l'entendirent, faut se rappeler les souvenirs et les allusions qui frappaient les auditeurs. Cet homme, qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, fesait souvenir de

il

ce mot du roi d'Espagne « M. de Turenne m'a fait passer de bien mauvaises nuits; cet homme que Dieu avait mis autour d'Israël comme un mur d'airain, n'était-ce pas celui qui tout récemment avait calmé les alarmes de la France en dissipant, avec 20,000 hommes, 60,000 impériaux qui inondaient les frontières de l'Alsace, et menaçaient d'envahir nos provinces? Tous les autres traits de conformité ne sont pas moins frappans. Qu'importe, que Fléchier ait emprunté cette belle similitude au prédicateur l'Ingendes, fougueux ligueur qui prononça l'oraison funèbre du duc de Savoie ? Les critiques qui, comme Laharpe, lui ont reproché cet emprunt, ignoraient sans doute que Fromentières évêque d'Aire, avait déja imité ce beau parallèle dans l'oraison funèbre du duc de Beaufort, qui fut tué au siège de Candie. Le reste de l'éloge de Turenne se soutient à cette hauteur; on n'y remarque rien de cette afféterie qui, dans les éloges de madame de Montausier et de madame d'Aiguillon, rappelle le fou de l'hôtel do Rambouillet.

Fléchier avait déja reçu de Louis XIV les récompenses que ce fier monarque allouait aux hommes de talent. Il obtint d'abord l'abbaye de saint Severin dans le diocèse de Poitiers, puis il fut nommé aumônier de la Dauphine et évêque de Lavaur en 1685.

« Je vous ai fait un peu attendre, M. l'abbé Fléchier, lui dit Louis XIV, une place que vous méritiez depuis long-temps; mais je ne voulais pas me priver sitôt du plaisir de vous entendre.

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