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soient produits dans ces heureux jours de l'union du goût et du génie. Or cette grande rencontre, comme celle de certains astres, semble n'arriver qu'après la révolution de plusieurs siècles, et ne durer qu'un moment.

SHAKSPERE OU SHAKSPEARE.

Avril 1801.

Après avoir parlé d'Young dans un premier extrait, je viens à un homme qui a fait schisme en littérature, à un homme divinisé par le pays qui l'a vu naître, admiré dans tout le nord de l'Europe, et mis par quelques François au dessus de Corneille et de Racine.

C'est Voltaire qui a fait connoître Shakspeare à la France. Le jugement qu'il porta d'abord du tragique anglois fut, comme la plupart de ses premiers jugements, plein de mesure, de goût et d'impartialité. Il écrivoit à milord Bolingbroke vers 1730:

«Avec quel plaisir n'ai-je pas vu à Londres votre tragédie de Jules César, qui, depuis cent cinquante années, fait les délices de votre nation!»

Il dit ailleurs:

«Shakspeare créa le théâtre anglois. Il avoit un génie «plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, <«< sans la moindre étincelle de bon goût, et sans la moindre «connoissance des règles. Je vais vous dire une chose ha«sardée, mais vraie : c'est que le mérite de cet auteur a «perdu le théâtre anglois. Il y a de si belles scènes, des «morceaux si grands et si terribles répandus dans ses «farces monstrueuses qu'on appelle tragédies, que ces « pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. »

Telles furent les premières opinions de Voltaire sur Shakspeare. Mais lorsqu'on eut voulu faire passer ce grand génie pour un modèle de perfection, lorsqu'on ne rougit point d'abaisser devant lui les chefs-d'œuvre de la scène grecque et françoise, alors l'auteur de Mérope sentit le danger. Il vit qu'en relevant les beautés d'un Barbare, il avoit séduit des hommes qui, comme lui, ne sauroient pas séparer l'alliage de l'or. Il voulut revenir sur ses pas; il attaqua l'idole qu'il avoit encensée; mais il étoit déja trop tard, et en vain il se repentit d'avoir ouvert la porte à la médiocrité, d'avoir aidé, comme il le disoit lui-même, à placer le monstre sur l'autel. Voltaire avoit fait de l'Angleterre, alors assez peu connue, une espèce de pays merveilleux, où il plaçoit les héros, les opinions et les idées dont il pouvoit avoir besoin. Sur la fin de sa vie il se reprochoit ces fausses admirations dont il ne s'étoit servi que pour appuyer ses systèmes. Il commençoit à en découvrir les funestes conséquences; malheureusement il pouvoit se dire: et quorum pars magna fui.

Un excellent critique, M. de La Harpe, en analysant la Tempête dans la traduction de Le Tourneur, présenta dans tout leur jour les grossières irrégularités de Shakspeare, et vengea la scène françoise. Deux auteurs modernes, Mme de Staël et M. de Rivarol, ont aussi jugé le tragique anglois. Mais il me semble que, malgré tout ce qu'on a écrit sur ce sujet, on peut encore faire quelques remarques intéressantes.

Quant aux critiques anglois, ils ont rarement dit la vérité sur leur poëte favori. Ben - Johnson, qui fut le disciple et ensuite le rival de Shakspeare, partagea d'abord les suffrages. On vantoit le savoir du premier pour ravaler le génie du second, et on élevoit au ciel le génie du second pour déprécier le savoir du premier. Ben-Johnson n'est plus connu aujourd'hui que par sa comédie du Fox et par celle de l'Alchimiste.

Pope montra plus d'impartialité dans sa critique.

Of all English poets, dit-il, Shakspear must be confessed to be the fairest and fullest subject for criticism, and to afford the most numerous instances, both of beauties, and faults of all

sorts.

«Il faut avouer que de tous les poëtes anglois, Shaks«peare présente à la critique le sujet le plus agréable et le «plus dégoûtant, et qu'il fournit d'innombrables exemples «de beautés et de défauts de toute espèce.»>

Si Pope s'en étoit tenu à ce jugement, il faudroit louer sa modération. Mais bientôt, emporté par les préjugés de son pays, il place Shakspeare au dessus de tous les génies antiques et modernes. Il va jusqu'à excuser la bassesse de quelques uns des caractères du tragique anglois, par cette ingénieuse comparaison :

«Dans ces cas-là, dit-il, son génie est comme un héros de «roman déguisé sous l'habit d'un berger : une certaine «grandeur perce de temps en temps, et révèle une plus «haute extraction et de plus puissantes destinées. >>

MM. Théobald et Hanmer viennent ensuite. Leur admiration est sans bornes. Ils attaquent Pope, qui s'étoit permis de corriger quelques trivialités du grand homme. Le célèbre docteur Warburton, prenant la défense de son ami, nous apprend que M. Théobald étoit un pauvre homme, et M. Hanmer un pauvre critique; qu'au premier il donna de l'argent, et au second des notes.

Le bon sens et l'esprit du docteur Johnson semblent l'abandonner à son tour quand il parle de Shakspeare. Il reproche à Rymer et à Voltaire d'avoir dit que le tragique anglois ne conserve pas assez la vraisemblance des mœurs.

«Ce sont là, dit-il, les petites chicanes de petits esprits: «un poëte néglige la distinction accidentelle du pays et de «la condition, comme un peintre, satisfait de la figure, «s'occupe peu de la draperie. >>

Il est inutile de relever le mauvais ton et la fausseté de cette critique. La vraisemblance des mœurs, loin d'être la draperie, est le fond même du tableau. Tous ces critiques qui s'appuient sans cesse sur la nature, et qui regardent comme des préjugés de l'art la distinction accidentelle du pays et de la condition, sont comme ces politiques qui replongent les états dans la barbarie, en voulant anéantir les distinctions sociales.

Je ne citerai point les opinions de MM. Rowe, Steevens, Gildon, Dennis, Peck, Garrick, etc. Mme de Montague les a tous surpassés en enthousiasme. Hume et le docteur Blair ont seuls gardé

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