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ANDROMAQUE

TRAGEDIE

1667

NOTICE PRÉLIMINAIRE.

Les critiques du xvine siècle connaissaient peu les poëtes contemporains de Corneille et de Racine, et ils étaient disposés à croire que nos grands poëtes avaient tout créé et tout inventé du premier coup. La critique de nos jours est plus réservée, et comme elle recherche soigneusement les précédents historiques et littéraires, elle arrive aisément à penser que rien ne naît à l'improviste, pas même les œuvres du génie de Corneille et de Racine. Nos grands poëtes ont moins créé qu'on ne le suppose, à moins qu'on n'entende le mot créer comme il faut l'entendre dans les arts, et qu'on ne veuille dire qu'ils ont donné aux passions dramatiques la forme la plus belle et la meilleure qu'elles pouvaient avoir. Dans les arts, il n'y a presque pas de brevets d'invention; il n'y a que des brevets de perfectionnement; mais là, perfectionner, c'est créer.

L'examen des précédents d'Andromaque peut donner quelques preuves nouvelles à l'appui de cette vérité d'histoire littéraire.

J'ai dit dans le discours préliminaire que les deux traits caractéristiques de la réforme littéraire faite par Racine et par Boileau étaient, d'un côté, l'imitation habile et presque originale des anciens, et, de l'autre, la peinture sensible de l'amour. Nulle part Racine n'a mieux montré que dans Andromaque les deux traits caractéristiques de la nouvelle école. La tragédie d'Andromaque est partout pleine des souvenirs de l'antiquité grecque et

latine. Homère et Virgile s'y sentent à chaque instant. Mais les inspirations de la poésie antique y sont habilement ramenées aux mœurs de la société moderne et française, afin que l'antiquité n'y prenne pas un air de singularité. L'amour aussi y est peint sous sa forme la plus vive et la plus sensible dans Hermione. Car la jalousie n'est pas autre chose que l'amour souffrant et désespéré.

Les tragédies dont le sujet est emprunté à l'antiquité sont nombreuses dans notre ancien théâtre : l'Hippolyte de Garnier en 1573, sa Troade en 1579, son Antigone en 1580, la Didon de Hardy en 1603, son Méléagre en 1604, Alceste en 1606, la Mort d'Achille en 1607, le théâtre de Rotrou, montrent combien les héros antiques étaient, avant Racine, accrédités sur notre théâtre. Mais il faut examiner, pour bien comprendre ce qu'il y avait de nouveau dans les inspirations que Racine demandait à l'antiquité, comment Garnier, comment Hardy, comment les prédécesseurs immédiats de Racine imitaient l'antiquité, comment ils en altéraient le génie et les mœurs, et comment Racine a su, dès Andromaque, en reproduire la grandeur et la grâce, sans tomber jamais dans l'affectation archéologique. La recherche des précédents de l'imitation antique, tel sera le sujet de la première partie de cette notice préliminaire; dans la seconde, je rechercherai les précédents de la jalousie, telle qu'elle est exprimée dans le personnage d'Hermione.

Si nous laissons de côté les mystères, les moralités et les farces, qui font un théâtre à part, notre ancien théâtre procède tout à fait de la Renaissance et de l'école de Ronsard; il appartient plutôt à la rhétorique qu'à l'art dramatique, et se rattache à l'art déclamatoire de Sénèque le tragique. La Troade de Garnier est, comme presque toutes ses autres tragédies, une suite de grands discours et de dialogues coupés en petites sentences opposées l'une à l'autre. Il y a peu d'action, peu de passions et point de caractères. La ruine de Troie représentée et personnifiée, pour ainsi dire, par les malheurs et les douleurs d'Hécube qui se voit enlever tour à tour tous ses enfants, Cassandre pour aller servir et mourir chez Agamemnon, Astyanax son petit-fils précipité du haut d'une tour, Polyxène immolée sur le tombeau d'Achille, Polydore assassiné par le roi de Thrace Polymnestor, voilà quel est le sujet de la

Troade de Garnier, emprunté à la fois à Euripide et à Sénèque, mais surtout à Sénèque, qui est évidemment le modèle préféré des poëtes tragiques du xvIe siècle.

Le personnage d'Andromaque est celui qui dans Garnier doit le plus nous intéresser, puisque nous voulons le comparer avec l'Andromaque de Racine. Mais l'Andromaque de Garnier ressemble bien peu à l'autre : elle n'a rien d'Homère et de Virgile; elle est toute de Sénèque. Dans Garnier, sans doute, comme dans Sénèque, Andromaque est toujours mère. La tradition des caractères est, chez les anciens, une règle dont aucun poëte n'ose s'écarter, et Sénèque qui, dans ses tragédies, prête hardiment ses opinions philosophiques à ses héros, qui fait réfuter par un choeur de Troyennes l'idée que l'ombre d'Achille soit apparue pour demander le sang de Polyxène, parce que, dit ce chœur de femmes philosophes, rien de l'homme ne survit à l'homme,1 Sénèque même n'a pas osé changer le caractère consacré d'Andromaque; c'est une veuve et une mère qui ne vit que pour son fils.

Dès qu'Andromaque, dans Sénèque et dans Garnier, apprend que la vie d'Astyanax est menacée par les Grecs, elle cherche où elle pourra le cacher; mais de tant de monuments qui faisaient la gloire de Troie,

Seulement il ne reste où cacher un enfant; 2

pensée touchante, mais qui nous fait plus songer à la catastrophe de Troie qu'à la terreur maternelle d'Andromaque.

Cependant elle cache son fils dans le tombeau d'Hector, et bientôt Ulysse arrive, demandant qu'Astyanax lui soit livré. Ici je dois faire remarquer avec plaisir que Garnier a corrigé Sénèque

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Pradon, dans sa Troade (1679), a traduit aussi ces vers :

Et d'un empire enfin si beau, si triomphant,

Il ne reste pas même où cacher un enfant.

(Acte III, scène ire.)

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