Imágenes de página
PDF
ePub

la ville, encombrées par une foule joyeuse, ayant à son bras Marguerite, qu'il devait bientôt immortaliser dans Faust: figure mystérieuse, sur laquelle il est sobre de renseignements, et dont il n'a voulu garder, à ce qu'il semble, que le contour idéal. A la fin du mois de septembre 1765, il partait pour Leipzig. Il devait y faire ses études de droit, et son père l'avait spécialement recommandé au professeur Boehme; mais il ne fit guère autre chose à l'université que d'y recueillir les éléments de cette scène où Méphistophélès énumère devant un écolier tout ce que l'on peut enseigner sans le savoir. Il avait apporté à Leipzig une liasse de poésies, qu'il comptait augmenter; mais il se plaint, dans ses Mémoires, du peu d'encouragement qu'il trouva d'abord. Il se rendit vaguement compte qu'il assistait à la fin d'une période. Les formes littéraires étaient usées; le fond même était à renouveler, ou plutôt à créer, car on avait vécu jusque-là d'imitations. Gottsched, l'ancien chef de l'école saxonne, était tombé en discrédit et presque dans le ridicule. Le fabuliste Gellert était estimé pour sa bonté d'âme, mais il conseillait d'écrire en prose, surtout en prose didactique. Le jeune Goethe était donc ramené à luimême. Il prenait pension chez une dame de Francfort, Mme Schoenkopf: il éprouva pour la fille de cette dame, Anna Catharina, ou Kæthchen, comme il l'appelle, une passion passagère, un caprice. Elle lui inspira sa première comédie, l'Amant capri

de

cieux1. Et, de ce jour, il prit l'habitude, dit-il, convertir en poésie tout ce qui, dans la réalité, lui causait de la joie ou de la douleur, et de se mettre ainsi l'esprit en repos. Il y a sans doute, ici encore, une de ces transpositions de date si fréquentes dans les Mémoires de Goethe. Il est peu probable, malgré la précocité de son génie, qu'il se soit arrêté dès lors à une poétique aussi précise; mais on peut admettre qu'il suivait déjà instinctivement une règle qu'il appliqua plus tard en connaissance de cause prendre dans la vie réelle, dans son expérience personnelle et journalière, les éléments de sa poésie; les placer dans un cadre historique ou imaginaire, pour leur donner une valeur plus générale; et quant à la forme, après l'avoir d'abord cherchée dans Shakespeare, il finit par la trouver chez les anciens.

Il rentra dans la maison paternelle à la fin de septembre 1768; il y avait trois années qu'il en était parti, trois années stériles si l'on ne considère que les résultats immédiats, mais importantes par la lumière qui s'était faite dans son esprit. L'impuissance de la littérature allemande lui apparaissait clairement : il en jugeait surtout par Gottsched et ses disciples; Lessing, l'écrivain le plus marquant du jour, n'attira son attention que plus tard. A défaut d'autorités littéraires, il avait trouvé néanmoins un

1. Die Laune des Verliebten; publié d'abord dans un recueil des OEuvres en 1806.

guide dans le directeur de l'École des beaux-arts, Frédéric OEser, graveur, peintre et sculpteur, un des meilleurs successeurs de Winckelmann. OEser lui apprit, dit-il, que l'idéal de la beauté c'était la simplicité et le calme une leçon dont il ne sut guère profiter encore, qu'il oublia même complètement lorsqu'il écrivit Goetz de Berlichingen, mais dont il se souvint au temps de sa maturité classique.

Un accident de voiture qu'il avait eu en se rendant à Leipzig lui avait laissé une douleur à la poitrine; il voulut se soigner lui-même, et le mal empira. Lorsqu'il revint à Francfort, il était tout à fait malade. Il fut guéri, dit-il, par un médecin alchimiste, le type de ce docteur dont il est question dans la promenade de Faust et de Wagner, de cet <<< honnête homme qui étudie la nature à sa guise, mais de bonne foi ». Une amie de sa mère lui abrégea les ennuis de la convalescence en lui faisant la lecture c'est Mlle de Klettenberg, qui croyait ellemême à la pierre philosophale, et dont il a recueilli les entretiens dans le sixième livre de Wilhelm Meister, sous le titre de Confessions d'une belle âme. Revenu à la santé, il reprit ses études de droit à Strasbourg, où il arriva le 2 avril 1770. Il y resta un peu plus d'un an, mais ce fut, au point de vue de la formation de son esprit, l'année décisive de sa jeunesse. A Leipzig, il avait appris ce qu'il fallait éviter; à Strasbourg, il comprit ce qu'il y avait à faire. Il y rencontra Herder, qui voyageait avec son

élève, le prince de Holstein-Eutin. Herder n'avait que cinq ans de plus que lui, mais il avait sur lui une avance plus forte que ne le ferait supposer la différence de leur âge; il venait de publier ses Fragments sur la littérature allemande, et il s'occupait de la question de l'origine du langage, qui avait été mise au concours par l'académie de Berlin. On comprend l'intérêt que devait avoir, pour un poète débutant, la conversation d'un homme qui, tout en ayant encore toute la ferveur de la jeunesse, était déjà au courant de tout le mouvement littéraire. Herder fit connaître à Goethe la Grèce, l'Orient, le moyen âge; il l'initia surtout au charme de la poésie primitive; ils recueillirent ensemble les chants populaires de l'Alsace. Et comme, pour Goethe, la chose suprême n'était pas l'étude, mais la vie, il s'éprit de la fille du pasteur de Sessenheim, Frédérique Brion. Il fit pour elle les premières de ses poésies lyriques qu'il ait jugées dignes d'être conservées, et qui comptent en effet parmi ses plus belles. Ce fut la passion la plus profonde de sa jeunesse. Pour se faire une idée de ce qu'il sentait alors, il ne faut pas lire le récit des Mémoires, écrit à quarante ans de distance, mais les lettres qu'il adressait au jour le jour à son ami Salzmann, et que celui-ci ne publia que bien plus tard.

II.

(( GOETZ DE BERLICHINGEN >>.

LE PREMIER «FAUST >>>.

(( WERTHER ».

A la fin du mois d'août 1771, Goethe fut rappelé à Francfort; ses études, du moins ce que son père appelait ainsi, étaient terminées; il avait le grade de docteur. Il fit alors la connaissance de Merck, conseiller au département de la guerre à Darmstadt, esprit caustique, inquiet et mécontent, l'homme « à l'œil gris et au regard fureteur », dont il s'est souvenu en traçant la figure de Méphistophélès. Au printemps de l'année 1772, il se rendit à Wetzlar, pour s'essayer à la pratique du droit près de la Chambre impériale, sorte de cour d'appel formée des délégués des différents États. La ville s'étendait gracieusement au fond d'une large vallée, entourée de collines où des villages s'échelonnaient dans des sites pittoresques. Dans une de ses promenades, seule distraction qu'offrît le séjour de Wetzlar, Goethe rencontra Kestner, attaché à la légation de Hanovre, alors fiancé à Charlotte Buff, fille du bailli de l'ordre Teutonique. Il fut présenté à Charlotte, et ce qu'il dit de son caractère marque la nuance exacte de ce qu'il éprouva pour elle. « Elle était de ces femmes qui, sans inspirer des passions violentes, sont faites pour tenir chacun sous le charme. » De retour à Francfort, au mois de septembre, il s'occupa des

« AnteriorContinuar »