Imágenes de página
PDF
ePub

corde au nom de l'Etat, tout ce que l'Etat leur doit ; mais il ne leur donne rien au nom du Prince ; il ne veut pas qu'enrichis par fes mains, ils s'accoutument à féparer la qualité de Citoyens de celle de Soldats.

Apollonius alloit poursuivre, lorf qu'un Centurion, qui étoit près de lui, l'interrompit tout-à-coup.. Philofophe, dit-il, permets à une Soldat de citer fur notre grand Empereur, un trait un trait que tu ignores peutêtre. Nous étions en Germanie, & il venoit de remporter une victoire.. Nous lui demandâmes une diftribution d'argent: voici ce qu'il nous répondit. Je m'en fouviens; c'étoit fur le champ de bataille, & il tenoit à la main fon cafque percé de javelots. Mes amis, nous dit-il, nous avons

[ocr errors]

vaincu; mais s'il faut vous donner

→ la dépouille des Citoyens, qu'im

" porte à l'Etat votre victoire? Tout ce » que je vous donnerai au delà de ce

"

qui vous est dû, fera tiré du sang de → vos proches & de vos pères «. Nous rougîmes, & nous ne demandâmes plus rien.

Je favois cette réponfe de MarcAurèle, dit le Vieillard au Soldat; mais j'aime mieux que ce foit toi qu'il l'ait apprife au peuple Romain. Alors Apollonius reprit fon discours : il parla de la juftice & de la manière dont Marc-Aurèle la faifoit exécuter dans Rome. Qu'importe, dit-il, que le Chef ne foit ni oppreffeur, ni tyran, fi-les Citoyens oppriment les Citoyens? Le defpotifme de chaque particulier, s'il étoit fans frein, ne feroit pas moins terrible que le defpotisme du Prince. Par-tout l'intérêt perfonnel attaque l'intérêt de tous; toutes les fortunes fe nuifent; toutes lęs paffions fe choquent: c'eft la juf

[ocr errors]

tice qui combat & qui prévient cette anarchie. Romains, s'écria-t-il, pourquoi faut-il que chez les hommes tout ce qui eft la fource d'un bien puiffe être la fource d'un mal? Cette justice fainte, l'appui & le garant de la fociété, étoit devenue, fous vos tyrans, le principe même de sa destruction. Il s'étoit élevé dans vos murs une race d'hommes qui, fous prétexte de venger les Loix, trahiifoient toutes les Loix; vivant d'accufations & trafiquant de calomnies, & toujours près de vendre l'innocence à la haine, ou la richeffe à l'avarice. Alors tout étoit crime d'état. C'étoit un crime de réclamer les droits des hommes, de louer la vertu, de plaindre les malheureux, de cultiver les Arts qui élèvent l'ame; c'étoit un crime d'invoquer le nom facré des Loix. Les actions, les paroles, le filence même, tout étoit accufé. Que dis-je? on in

terprétoit jusqu'à la pensée; on la dé- naturoit, pour la trouver coupable. Ainfi l'art des délations empoifonnoit tout; & les délateurs étoient comblés des richesses de l'Empire; & l'on proportionnoit l'excès de leurs dignités à l'excès même de leur honte. Quelle ressource dans un Etat, lorfqu'on y égorge l'innocence au nom des Loix qui doivent la défendre? Souvent même on ne daignoit pas recourir à la vaine formalité des Loix : la puiffance arbitraire emprisonnoit, exiloit ou faifoit mourir à fon gré. Romains, vous favez fi Marc-Aurèle eut en horreur cette juftice tyrannique, qui met la volonté d'un homme à la place de la décifion de la Loi, qui fait dépendre ou d'une furprise ou d'une erreur la vie & la fortune d'un Citoyen, dont les coups font d'autant plus terribles, que fouvent ils font fourds & cachés ; qui ne laiffe que fentir au malheureux le

trait qui le perce, fans qu'il puiffe voir la main d'où il part, ou qui, le féparant de l'Univers entier, & ne le condamnant à vivre que pour mourir fans ceffe, l'abandonne fous le poids des chaînes, ignorant à la fois fon ac cufateur & fon crime loin de la liberté, dont l'augufte image eft pour jamais voilée à fes yeux, loin de la Loi qui, dans la prifon ou dans l'exil, doit toujours répondre au cri du malheureux qui l'invoque. Marc-Aurèle regardoit toutes les formalités des Loix, comme autant de barrières que la prudence a élevées contre l'injuftice. Sous lui difparurent ces crimes de lèze-Majefté, qui ne fe multiplient que fous les mauvais Princes. Toute délation étoit renvoyée à l'accusé avec le nom du délateur: c'étoit un frein pour les hommes vils; c'étoit un rempart pour ceux qui n'ont rien à redouter, dès qu'ils peuvent fe défendre.

« AnteriorContinuar »