indigne de tous deux. Auffi ofa-t-il fouvent déplaire à fon maître. Je n'entrerai point dans le détail & de fes actions & de fes paroles. Il en eft qui ne font pas faites pour être fenties dans des fiècles corrompus. Les ames foibles les appelleroient téméraires ; les ames baffes les jugeroient criminelles; mais l'homme vertueux les honorera toujours comme il le doit. Je n'ajouterai plus qu'un mot, c'est que l'idée feule de SULLY étoit pour HENRI IV, ce que la penfée de l'Etre fuprême eft pour l'homme juste ; un frein pour le mal, un encouragement pour le bien. Faut-il qu'un commerce fi noble ait été fi tôt interrompu? Faut-il qu'un tel Roi & un tel Miniftre aient fi peu gouverné la France! O jour! O moment horrible où S ULLY entendit tout-à-coup retentir autour de lui: le Roi eft affaffiné; le Roi n'eft plus; où un ferviteur fidèle, témoin du parricide, lui remit l'affreux cou

teau encore dégoutant de fang; où SULLY à travers les cris, les fanglots, les gémiffemens & les larmes de tout un peuple, se précipita vers le Louvre, pour y voir, pour y embraffer encore une fois le corps de fon ami & de fon maître; où il ferra dans fes bras, où il inonda de fes larmes, où il preffa mille fois contre fon fein, le jeune enfant, héritier de ce malheureux Prince! Mais quels furent fes fentimens, lorfque dans le palais dont toutes les murailles étoient couvertes des marques du deuil & de la mort ; dans ce palais où étoient encore dépofés les reftes du Roi, prefque aux pieds de fa tombe, & à la lueur des torches funèbres, il apperçut la joie de la nouvelle cour; joie plus cruelle pour lui, que s'il avoit vu enfoncer le couteau, & le fang de HENRI IVCouler fous fes yeux! Dès ce moment il prévit tout; il vit que la France avoit été frappée avec fon maître. Cependant

il aimoit trop l'Etat pour l'abandonner à fes nouveaux tyrans. Il lutte; il combat encore; il ofe prononcer les noms de devoir & de justice: mais tout étoit changé ; les chofes en étoient venues à ce point, où les vertus d'un grand Homme ne font que rendre fon fiècle plus coupable. Ne pouvant plus empêcher le mal, il ne lui refte que la gloire de n'en pas devenit complice (51). Il fe dépouille de fes charges; il quitte la cour, & emporte avec lui fes vertus, fes fervices & l'ingratitude des hommes.

L'histoire a peint des Sages dans la retraite, des Héros dans l'oppreffion; mais elle n'offre rien de plus grand que la dignité de SULLY dans le malheur. C'étoit la dignité de la Vertu même, fur laquelle & les hommes, & les cours, & les Rois ne peuvent rien. La grandeur qui étoit dans fon ame, fe répandoit fur toute fa maifon. Un nombre prodigieux de do

mestiques, une foule de Gardes, d'E- : cuyers, de Gentilshommes, un luxe non de frivolité, mais de magnificence, un appareil imposant, le refpec de mille vaffaux, la fubordination d'une famille illuftre, des appartemens immenfes, & où les belles actions de HENRI IV étoient représentées avec celles de fon Ministre, des parcs où régnoient la fimplicité & la grandeur; au milieu de tous ces objets, SULLY en cheveux blancs, confervant les modes antiques, portant fur fa poitrine l'image de HENRI IV, la fainte gravité de fes difcours, la majefté de fes regards, le fiège plus élevé qui le diftinguoit au milieu de fes enfans, l'accueil honorable que recevoient dans fa maison tous les vieillards, le filence mêlé de crainte, & le refpe& des jeunes gens que leurs pères conduifoient par la main pour voir ce grand Homme; tout cela réuni, fembloit offrir quelque chofe

de plus qu'humain, & portoit dans les cœurs je ne fçais quelle émotion qui élevoit l'ame en l'étonnant. O mœurs trop différentes des nôtres ! C'est ainfi qu'il paffa trente ans dans la retraite, fans fe plaindre des hommes, ni de leur injustice, pleurant fon ancien Roi, fidèle au nouveau, eftimé & haï de Richelieu, ayant furvécu à tout, excepté à la vertu. Elle defcendit avec lui dans fa tombe. La mort termina une carrière de quatre-vingtdeux ans, dont cinquante furent employés pour le bonheur de l'Etat, & le reste auroit pu l'être (52).

Un maufolée élevé à fa cendre nous a confervé les traits & la figure de ce grand Homme; fon ame nous a été tranfmife dans fes Mémoires. C'est là qu'elle habite & qu'elle refpire encore. C'est là qu'elle juge les fautes & les crimes. C'est de-là qu'elle porte un œil févère fur les Etats, les Gouvernemens & les Peuples. Elle a inftruit Colbert;