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torité pontificale, la Triade romaine ou le Vadiscus vient résumer les différents chefs d'accusation. Ce livre contenait ce que l'on avait dit de plus fort et de plus libre contre les sangsues romaines. «Jamais, avant l'apparition de ce formidable pamphlet, on n'avait représenté en termes plus vifs et plus vrais les abus inouïs et la corruption de l'Eglise, les infamies de la cour de Rome, les vices qui de là descendaient sur le monde entier, les exactions intolérables exercées surtout en Allemagne, les insultes qui les rendaient plus intolérables encore, la patience excessive des princes et des peuples et l'inévitable nécessité d'une révolution violente 1. >>

Un avenir magnifique s'ouvrait à la civilisation. Lascaris et les Grecs échappés au sac de Constantinople avaient envahi l'Europe, apportant avec eux les trésors de l'Orient. L'antiquité laissait pénétrer ses mystères. Une connaissance plus parfaite des langues grecque et hébraïque permettait d'apprécier, à l'aide des textes originaux, ce que la papauté avait fait de la doctrine du Christ. Partout, le génie divers des populations réagissait contre la domination d'une Église qui ne laissait aucune place à la variété, n'abandonnait rien à l'inspiration individuelle et méconnaissait le caractère multiple dont l'ensemble constitue la société. La pensée du moyen âge s'épanouissait dans toute sa grandeur et sa majesté. L'individualisme pénétrait au sein même de la religion; lui seul pouvait, en dépit des opinions ultramontaines qui se réveillent aujourd'hui violentes et fanatiques comme aux temps d'ignorance, restaurer l'œuvre du Christ, constituer la grande unité spirituelle, non pas celle qu'avaient rêvée les papes, mais celle qui réside dans l'absence complète de toute unité, et dans

1 Meiners, Lebens beschreibungen, 1797.

laquelle chacun, conservant son originalité, n'écoutant que la voix de sa conscience, donnant à sa religion la forme de son esprit, trouve les conditions les plus favorables au développement de sa destinée. Rome semblait abîmée sous tant de coups. L'excommunication était devenue une arme vermoulue qui se brisait dans les mains de ceux qui en faisaient usage. Les foudres du Vatican avaient perdu leur antique vertu et causaient. peu d'effroi même aux moins audacieux. Léon X, qui occupait le trône pontifical, était un homme spirituel et aimable, doué des plus brillantes qualités de l'esprit, mais un souverain faible et impuissant, dont le génie n'était pas à la hauteur de la crise qui se préparait; il ignorait son temps et s'ignorait lui-même. Dans une pareille situation, qu'opposera l'Église, d'une part, à cette insurrection de la pensée qui illumine le commencement du xvi° siècle, d'autre part, aux flétrissantes accusations dont elle est l'objet? Qui la défendra de ce moine augustin qui va se révéler à Wittemberg?

A cette époque paraît un homme diversement jugé par ceux-là mêmes qui furent ses admirateurs. Réunissant, par un concours fortuit de circonstances, une partie de l'Europe sous son sceptre, il dispose de ressources assez étendues pour façonner le monde à la mesure de ses conceptions. Le développement excessif de l'activité humaine l'effraye; il aperçoit du désordre, du chaos, de l'anarchie, là où il n'y avait que de la liberté. Il voit l'Église menacée, et il tente de la sauver; il crée un état social sans précédents : il imagine un vaste système de compression et de résistance où apparaissent pour la première fois les armées permanentes et cette machine administrative qu'on appelle l'Etat. Il entre merveilleusement dans le plan du catholicisme,

détruit les libertés civiles, enlève les garanties accordées aux peuples, muselle la pensée, atrophie l'intelligence, promulgue des lois cruelles et sanguinaires, arsenal le plus complet d'arbitraire que l'esprit d'un légiste ait mis aux mains d'un pouvoir, détruit enfin, pierre par pierre, un édifice laborieusement élevé par les siècles précédents, puis meurt, calme et satisfait, espérant mériter le ciel après lui avoir offert en holocauste des milliers d'hérétiques. Telle est en peu de mots la carrière que parcourut cet homme dont les historiens ont fait un héros, presqu'un demi-dieu.

Aujourd'hui que les dépôts d'archives laissent échapper leurs secrets, que la vie de Charles-Quint est connue dans ses moindres détails, il est permis d'apprécier avec une entière connaissance de cause, le rôle qu'il a joué et l'influence que son règne a exercée sur les temps modernes. Le moment est venu de s'enquérir si le titre de grand homme qu'on lui a dévolu, est un titre qu'il faille respecter ou bien une faiblesse que la postérité ne puisse légitimer. La question est délicate; si nous pouvions la résoudre avec les idées et les sentiments qui nous animent aujourd'hui, nous aurions le droit de nous montrer sévères et de nous écrier que la raison flétrie par la main du bourreau, que le droit de penser, considéré comme une coupable hérésie, que des peuples entiers brutalement asservis, sont les seuls titres de Charles au respect de l'histoire; nous pourrions dire qu'il ne suffit pas, pour être un grand homme, de troubler l'Europe pendant un demi-siècle du bruit de son nom, de lutter contre le progrès, d'opposer à la marche des idées la force, la ruse, voire même la trahison; que pour mériter ce titre aux yeux de la providence qui juge, impassible, le mérite des hommes et répand sur chacun la gloire qui lui appartient, il faut

que les actions répondent à des sentiments de justice. et de vérité et qu'elles ne soient pas une négation de tout ce qui est bon et généreux. Mais cette appréciation, exacte au point de vue de la morale, serait fausse au point de vue de l'histoire. Nous devons tenir compte des circonstances au milieu desquelles apparut CharlesQuint, de la difficulté des temps qu'il eut à traverser et surtout de cette opposition jalouse que ne cessa de lui témoigner son rival, François Ier, dont la conduite systématique vint si souvent entraver ses meilleures résolutions.

Qu'il eut de l'ambition, nul ne l'ignore; que les convictions religieuses aient été parfois le masque sous lequel il cachait ses desseins, c'est ce que révèlent les principaux actes de sa vie; mais personne ne lui contestera de hautes pensées, de vastes projets et un génie toujours à la hauteur des événements. Sans doute, au milieu de l'appréhension que lui causait l'explosion soudaine, passionnée, tumultueuse des individualités, il avait plus à cœur de maintenir son autorité, que de mettre la société à l'abri de l'anarchie; mais, malgré ce reproche auquel il n'échappe point, on peut affirmer qne l'apparition menaçante des Turcs aux bords du Danube et l'effroi qu'ils inspiraient en fondant à des époques régulières sur les plaines de la Hongrie et de l'Autriche furent pour quelque chose dans l'emploi du système qu'il pratiqua à l'égard de l'Europe. S'il était souvent assez disposé à se liguer avec les Turcs, lorsque le mauvais état de ses affaires le réclamait, on ne le vit jamais, comme François Ier, soudoyer ces bandes indisciplinées et recourir à elles pour vaincre ses ennemis. Alors même qu'il recherchait l'alliance du Sultan et nouait avec la Porte des relations diplomatiques, ses envoyés avaient charge expresse de stipuler qu'on

n'entreprendrait rien contre la chrétienté 1. La crainte des Turcs était l'objet constant de ses préoccupations; il redoutait l'accroissement de cette nouvelle puissance qui venait de s'élever sur les ruines de l'empire Grec et dont le génie envahisseur jetait l'Europe dans de perpétuelles alarmes. Aussi ne peut-on nier que les entreprises des Turcs, encouragées par l'or de François Ier, n'aient exercé une grande influence, non-seulement sur l'attitude que prit Charles-Quint à l'égard des autres nations, mais même sur la politique intérieure de ce prince.

Pour sauver tout à la fois sa couronne et la société, et pour empêcher que cette dernière ne fût un jour musulmane, il fallait arrêter le prodigieux travail où elle dépensait ses forces, comprimer cette fièvre de liberté et d'indépendance qui la travaillait, mettre un terme à cette soif d'inconnu qui l'écartait quelquefois du sentier de la raison pour la lancer, haletante et désordonnée, dans toutes les illusions de l'utopie. Il fallait enfin donner de l'unité aux mouvements des peuples, afin qu'ils offrissent une résistance plus solide et plus compacte à leur ennemi commun. On ne se doutait pas alors que la diversité des opinions et la discussion des idées faisaient la force des sociétés; on ne savait pas que les utopies n'étaient que des vérités prématurées; dans la pensée de Charles-Quint, que l'intérêt ralliait au catholicisme, elles étaient des hérésies que le bûcher seul pouvait extirper, hérésies d'autant plus dangereuses et d'autant plus à craindre qu'elles naissaient au milieu de circonstances pleines de périls pour l'Europe.

C'est donc à l'établissement de la monarchie absolue que le règne de Charles-Quint nous fait assister. Des

1 Archives de la secrétairerie d'État d'Allemagne, aux Archives du Royaume.

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