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tracteurs, une nuit profonde à peine éclairée par la lueur des bûchers, mais une époque de vie et de liberté, de mouvement et de progrès, où l'individualisme le plus prononcé paraît à chaque pas.

L'architecture, cette poésie des lignes, le témoigne : elle nous montre dans ses productions le caractère des trois âges qui se sont succédé. Tandis que les monuments de l'antiquité, par leurs formes froides et sévères, ressemblent à des tombeaux, les conceptions sublimes du moyen âge accusent une pensée pleine de hardiesse, de force et d'originalité. Les édifices modernes sont, ou de pâles copies de ce qui n'est plus, ou de lourdes masses qui pèsent sur le peuple qui les a produites. A leur aspect on sent le despotisme.

Quant à la pauvreté que M. Hallam signale, elle se trouve singulièrement démentie par les témoignages de l'histoire, par les violentes déclamations du clergé contre le luxe et les raffinements de la mode, et enfin par les lois somptuaires dont l'application devient pour ainsi dire générale dès le quatorzième siècle. Ces lois fournissent des indications précieuses; elles prouvent que la richesse, le luxe, l'opulence n'étaient pas restées en dehors des conquêtes de la société. On sait le dépit qu'une reine de France, étant à Bruges avec sa cour, éprouva en se voyant éclipsée par les femmes des bourgeois de cette ville; l'histoire a conservé ses paroles : << Je croyais être seule reine ici et j'en vois plus de six >> cents. » Cet exemple n'est pas le seul. « Dans la vie. >> privée, dit un Italien qui écrivait au commencement » du xive siècle, le luxe a remplacé la frugalité; au lieu de >> cette simplicité de vêtements qu'on recherchait au>>trefois, on veut aujourd'hui ce qu'il y a de plus rare: » de l'or, de l'argent, des soieries, de riches four» rures. » Tel était le développement qu'avaient acquis

partout les opérations du commerce et de l'industrie, que l'aisance et la prospérité étaient devenues générales. Ce n'était pas seulement parmi la noblesse que se manifestait ce luxe effréné de la toilette : les bourgeois eux-mêmes rivalisaient de magnificence; un d'Artevelde recevait à sa table Edouard d'Angleterre, et des marchands négociaient avec des rois. La richesse retournait à sa source, le peuple, cette force vive qui est l'âme des sociétés.

Le peuple, voilà en effet le mot du moyen âge. L'élévation graduelle de ces classes que la fortune semblait avoir déshéritées; leur réhabilitation et leur admission au sein de la communion sociale, tels sont les traits qui caractérisent la période dont nous nous occupons. En vain objectera-t-on que la féodalité s'opposait à l'avènement de la démocratie. La féodalité, quoi qu'elle fût une liberté privilégiée, apanage exclusif de quelques individus, était toujours une liberté, et, tout en faisant nos réserves sur les abus du système, nous sommes forcés de reconnaître qu'il a servi d'exemple et même de stimulant à l'établissement des communes. Ce grand mouvement procède de la féodalité. Les bourgeois du moyen âge n'ont d'autre but ni d'autre désir que d'occuper dans l'organisation sociale la même place que les barons féodaux. Le même esprit anime les deux institutions et la pensée qui les guide se résume en ces mots : émancipation des individus; seulement, cette pensée s'est agrandie et développée : elle embrasse un plus vaste horizon. Si la liberté communale paraît un privilége comme la liberté féodale, c'est que les institutions libres ne donnaient pas au principe qu'elles invoquaient en naissant, l'étendue et la signification que nous lui donnons aujourd'hui. L'égalité, bien qu'elle fût dans les idées de l'époque, n'aurait pu trouver d'application au

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sein d'une société qui se développait sans règle, sans loi, sans mesure, et ne présentait partout encore qu'inégalités. Il en est ainsi, d'ailleurs, pour toutes les sociétés qui sortent jeunes et informes de la servitude et de la barbarie; l'homme échappé aux liens du servage se développe séparément, sans se soucier de ses semblables; isolé, égoïste, non par nature mais par nécessité, il n'a qu'un but, c'est de franchir aussi vite que possible la distance qui sépare le chaos d'où il sort de la civilisation où il entre. Nulle pensée généreuse, nulle idée de fraternité ne le dirige dans ses évolutions; tout est local chez lui et la force est sa loi. Il est permis de dire, et c'est le seul reproche que l'on puisse adresser au moyen âge, que ce n'est pas la liberté qui fait défaut, mais l'application et l'expérience de cette liberté; le moyen âge ne la généralisait pas, en l'accordant à tous indistinctement et dans les mêmes proportions: il prenait les hommes un à un pour les jeter dans l'arène politique, les émancipait isolément et laissait à leurs. propres forces le soin de les élever et de les développer. Il procédait avec lenteur, mais ses combinaisons avaient pour résultat d'augmenter les rangs du peuple et de diminuer l'importance de cette foule, à peine sortie de la léthargie où l'avait plongée la domination romaine, et qui voulait également prendre place au banquet de la vie. Ainsi, chaque jour apparaissaient d'autres individualités, qui, rompant avec la monotonie de la nature, apportaient au monde, en même temps que l'originalité dont elles étaient revêtues, de nouvelles pensées et de nouvelles doctrines, germes féconds dont l'avenir devait recueillir les fruits.

Au xve siècle, un fait se produit, fait étrange qui semble, à première vue, inconciliable avec cette explosion

d'individualités que nous signalons comme le trait dominant du moyen âge. L'horizon s'agrandit; l'homme se rapproche de ses semblables. Les populations, oubliant les haines et les rivalités qui les ont divisées et qui étaient la conséquence fatale de leur développement, se fondent et se concentrent. Les nationalités se forment; les peuples ont un drapeau et une patrie. Quelle est l'origine de cette tendance à l'unité? La société aspirait-elle à la centralisation? Nous ne le pensons pas. Des peuples libres n'ont point le désir de se former en troupeaux. Ce grand mouvement qui apparaît au xve siècle chez la plupart des peuples européens, a une autre cause. La société s'était établie sur des bases larges et solides; de vigoureuses institutions, appropriées aux besoins et à l'esprit des peuples, assuraient, d'un bout de l'Europe à l'autre, le triomphe et le maintien des libertés publiques; en un mot, les nécessités physiques étaient satisfaites. L'activité humaine pouvait se porter vers les choses de l'esprit, vers les besoins moraux. La pensée, devenue toute puissante, grâce à l'imprimerie, se préparait à amener une révolution complète dans les idées religieuses qui, depuis des siècles, gouvernaient le monde chrétien.

Le christianisme, vicié et corrompu par l'influence des théories romaines, était devenu une doctrine officielle, invariable, qui ne tenait aucun compte du génie divers des populations, et dont les dogmes imperfectibles, découlant d'une révélation divine, condamnaient à l'immobilité les intelligences et frappaient d'anathème la loi éternelle du progrès de l'humanité. Dans les temps de désordres qui avaient suivi les invasions des peuples barbares, le catholicisme avait eu sa mission: il avait été le frein le plus puissant que l'on pût opposer à la brutalité des passions. Mais lorsque les ténèbres

de la barbarie se dissipèrent, lorsque le soleil radieux de la civilisation se leva sur l'Europe, l'antique esprit de liberté des races germaniques se manifesta par une profonde antipathie pour le pouvoir pontifical, restaurateur de l'unité romaine.

De toutes parts se formèrent des sectes nombreuses, ardentes, fanatiques, et animées d'une haine égale contre Rome et sa tyrannie. Ces bandes parcouraient l'Europe, prêchant la parole de Dieu et annonçant aux peuples que la religion régnante n'était pas celle de l'évangile. Les dogmes étaient discutés, les livres saints commentés; les altérations qu'ils avaient subies étaient dénoncées et livrées au zèle des réformateurs.

Tout concourait à favoriser ces premières tentatives de liberté religieuse. Le pouvoir pontifical, qui avait atteint son apogée sous Boniface VIII, déclinait graduellement; le séjour des papes à Avignon, l'abolition de l'ordre des templiers, le grand schisme d'Occident avaient contribué à affaiblir cette puissance et à diminuer l'ascendant qu'elle exerçait en Europe.

Les papes n'avaient plus pour eux l'ignorance fanatique des masses; l'opinion s'éclairait; les progrès des lumières enlevaient à Rome ses moyens de domination. Les esprits sortis de leur léthargie, voulaient s'affranchir de cette compression où les retenait l'infaillibilité de la doctrine catholique.

En outre, le relâchement des mœurs du clergé et sa dépravation; les richesses des ordres monastiques, dont l'orgueil grandissait à mesure qu'ils perdaient le respect des peuples; le luxe des moines mendiants qui contrastait avec leur nom; les fonctions ecclésiastiques accordées à l'intrigue et à la faveur, plus qu'au mérite; l'or de tous les pays allant se perdre dans le trésor des papes, sous le titre d'annates, de dîmes, de

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