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pas ses desseins; comment il s'y est pris enfin pour modifier l'esprit du moyen âge et substituer le silence. et l'immobilité à l'élan de la civilisation.

L'histoire de l'humanité nous apprend que l'homme est devenu le but de la société après en avoir été la cause, et la raison ajoute à cet enseignement de l'histoire que le développement de l'activité humaine, dans toutes les sphères où elle peut s'exercer, n'est pas seulement une des missions de la société, mais le labeur éternel à l'accomplissement duquel doivent tendre ses efforts.

La société, qui a son origine dans la réunion des hommes, ne peut donc subsister qu'autant que sa formation, son organisme, c'est-à-dire les lois qui règlent sa marche et la guident à travers les siècles, répondent aux besoins et aux exigences des membres qui la composent.

Ceci posé, nous possédons une formule qui nous donnera le degré d'excellence des gouvernements et nous permettra de les apprécier mieux que ne le ferait l'impartialité, cette vertu invisible, insaisissable comme une puissance occulte, et dont le nom ne semble offrir aucune signification précise.

Et, en effet, si l'on y songe, quelques efforts que nous fassions pour parvenir à l'exactitude historique, quelques soins que nous mettions à raconter les faits dans leur intégrité, tels qu'ils sont, tels qu'ils se présentent, cette exactitude sera toujours relative; les événements dont nous exposerons la chaîne, n'apparaîtront jamais que sous les couleurs que nous leur aurons données, et réfléchiront éternellement les intérêts, les situations et jusqu'aux caractères qui nous sont propres, car l'originalité, qui fait la différence entre les

hommes, et dont nous ne pouvons nous dépouiller sans abandonner ce qui constitue notre moi, est le trait distinctif des êtres que la nature a produits.

Mais, si la manière dont nous présentons les faits offre en elle la trace indélébile de nos idées et de nos sentiments, il nous reste à apprécier ces faits sans préjugés et sans idées fausses, selon les vrais principes du droit et de la morale. Ainsi, l'homme étant tout à la fois la cause et le but de la société, il nous est permis de dire que les institutions sociales sont bonnes ou mauvaises selon qu'elles se rapportent ou s'éloignent de l'individu, et surtout selon qu'elles facilitent ou entravent son développement. Ce développement ne peut avoir lieu sans liberté; c'est dire assez que les institutions doivent être libres, qu'elles doivent abandonner aux individus le droit de penser et d'agir par euxmêmes, sans l'intervention d'agents mécaniques qui réduisent l'homme à n'être qu'une machine soumise à une impulsion étrangère, et atrophient l'individu, au point qu'il ne conserve pas même l'instinct du danger qui le

menace.

La liberté, force d'action, devient la loi du progrès, et dès lors nous pouvons établir cette autre proposition, que les institutions répondent au but que la morale leur assigne en raison du degré de liberté qu'elles accordent, selon qu'elles permettent aux hommes l'exercice de leurs droits et qu'elles les laissent régler eux-mêmes leur sort et leur destinée. A ces conditions les institutions sont légitimes. Le progrès n'est acquis qu'aux sociétés que l'individualisme nourrit de sa séve; à elles seules, il appartient de jouer un rôle glorieux sur la scène du monde et de guider tous les peuples aux brillantes et pacifiques conquêtes de la civilisation.

Le moyen âge nous en fournit un exemple. Nulle époque n'a fait de plus grandes découvertes, et n'a vu l'individualisme briller d'un plus vif éclat.

Cette période du moyen âge a été, entre toutes, la plus violemment attaquée; aucune accusation ne lui a été épargnée, et les détracteurs ne lui ont jamais fait défaut. Nous ne nierons pas qu'elle ait eu ses erreurs, ses abus, ses misères, mais n'eût-elle produit que l'imprimerie, cette sublime invention qui a pour résultat d'émanciper la pensée et de créer dans le monde intellectuel une force invincible, l'opinion publique, cela seul suffirait pour lui assurer une gloire éternelle. Nous voudrions ne point répondre aux reproches qu'ont soulevés ces temps toujours travestis et toujours mutilés; toutefois, comme il semblerait, à entendre ces reproches, que le passé ne mérite que mépris ou dédain, il convient d'entrer dans quelques explications qui trouveront ici une place naturelle.

Il y a des faits dont l'appréciation varie suivant le point de vue d'où on les considère et qui se prêtent d'assez bonne grâce aux transformations qu'on leur fait subir; habilement modifiés, ils peuvent servir d'arguments pour créer des situations qui n'existent pas ou pour légitimer un jugement dont les conclusions porteraient à faux si les faits étaient rétablis dans leur pureté primitive. Mais quelle que soit l'opinion à laquelle on appartienne, quel que soit le parti dont on veuille servir les intérêts, il n'est point vrai de dire que le passé soit une arme entre les mains des ennemis de l'avenir; ce serait condamner à un coupable oubli les luttes mémorables que l'homme n'a cessé de soutenir pour défendre ses droits, depuis que l'aiguille du temps marche au cadran de l'histoire. L'autorité de la tradition a pu parfois comprimer ces généreux sentiments qui pous

sent l'humanité à améliorer son état social: elle ne les a jamais fait taire. Si la fortune, bizarre dans ses arrêts, se montre souvent injuste; s'il n'appartient pas à tous les siècles d'être de brillantes périodes; s'il en est que le hasard n'a pas favorisés et pendant lesquels l'humanité n'a pas toujours vu le succès couronner ses efforts, on en chercherait en vain qui ne puissent enregistrer dans leurs annales des faits dignes, à tous égards, de notre admiration. Dans cette genèse sociale dont l'histoire du monde nous offre le tableau, le moyen âge a eu, plus que nulle autre époque, ses soucis et ses peines. C'est de ses conquêtes qu'est sortie cette liberté dont nous jouissons aujourd'hui. Lutteur souvent vaincu, mais toujours indomptable, il a jeté les bases de l'édifice social, laissant à notre temps le soin d'en élever les murailles et à notre postérité celui d'en poser la dernière pierre.

Un historien 1, considérant le moyen âge sous le rapport de l'état social, a signalé cette période comme ténébreuse à cause de son ignorance, et barbare à cause de la rudesse des mœurs et de la pauvreté générale; «<et, bien que cette double qualification, dit-il ensuite, >> soit beaucoup moins applicable aux xive et xve siècles >> qu'à ceux qui précédèrent le commencement du moyen » âge, nous ne pouvons nous attendre à trouver dans >> la civilisation imparfaite et dans les progrès assez » lents de cette période l'intérêt qui s'attache à des » améliorations plus sensibles et à un plus haut déve»loppement des facultés de l'espèce humaine. »

Ce double jugement est si peu en harmonie avec les tendances et les applications de cette époque, qu'il semble résulter d'un examen superficiel et incomplet. Une

Hallam. L'Europe au moyen âge.

étude plus approfondie aurait permis à l'historien anglais de donner une plus juste appréciation de la période dont il voulait retracer le tableau. Sans devoir nier l'imperfection de l'état social, il aurait reconnu que jamais le progrès ne fit plus de conquêtes ni que l'activité humaine ne fut plus développée que pendant le moyen âge; il eût été forcé d'avouer que c'est l'époque des grandes découvertes, de ces inventions qui éternisent un siècle; qu'alors l'âme, longtemps comprimée, s'élance, débarrassée de ses liens et radieuse, vers de nouveaux horizons; que toutes les sciences grandissent et s'élèvent, que toutes les branches de l'industrie entrent dans une phase nouvelle et acquièrent une splendeur qui fait la gloire et la fierté des peuples. Si les études n'avaient pas encore atteint le degré de perfection qu'elles possèdent aujourd'hui, s'ensuit-il qu'il faille accuser d'ignorance des temps qui ont vu naître et grandir les universités de Paris, d'Oxford, de Bologne, de Montpellier, de Cambridge, de Prague, de Leipsick et de Louvain? Ces écoles, où les étudiants accouraient des diverses parties de l'Europe pour écouter la parole des maîtres, n'auraient-elles fait que répandre les ténèbres, au lieu de réveiller l'amour des lettres et des sciences? Quelque reproche qu'ait encouru l'enseignement universitaire au moyen âge, nous ne pouvons oublier que c'est aux maîtres de la scolastique que nous devons en grande partie les principes de la philosophie moderne; que Lanfranc, Anselme, Guillaume de Champeaux, Abélard, Pierre Lombard, Duns Scot, Ockham, Bacon et tant d'autres furent des esprits profonds et pénétrants qui étonnèrent leur génération, et que, si le temps a vieilli leurs idées, leurs œuvres renferment des arguments que le grand Descartes n'a pas dédaignés.

Non, le moyen âge n'a pas été, en dépit de ses dé

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