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les deux philosophes, en ce sens qu'Aristote, qui ne prétend nullement créer une méthode d'invention en assignant à l'induction sa véritable place dans l'ensemble des opérations logiques, a des idées beaucoup plus profondes, plus précises et plus vraies que Bacon sur la manière dont l'induction intervient dans la formation des notions et des principes. Bacon, il est vrai, prétend avoir inventé une induction nouvelle qui n'est pas du tout celle d'Aristote, laquelle du reste n'est que l'induction de tout le monde; il reproche à cette dernière de s'élever aux principes en partant « d'un fort petit nombre de faits particuliers et insignifiants; d'une poignée de petites expériences, d'observations triviales 1; de ne faire qu'effleurer l'expérience, qu'y toucher pour ainsi dire en courant et de s'élever de prime-saut aux généralités 2. » D'abord, ce reproche porte entièrement à faux : la preuve que l'induction d'Aristote est la vraie, la bonne induction, ce sont les grands résultats qu'il en a obtenus, ainsi que nous l'avons vu plus haut; en outre, Aristote en parlant de l'expérience qui doit fournir les principes des sciences, dit en propres termes : «< Si, dans l'observation l'on n'a rien omis de ce qui appartient réellement au sujet, nous pouvons, dans tout ce qui est susceptible d'être démontré, découvrir la démonstration et l'exposer; et, si la démonstration est impossible, nous pouvons encore rendre cela mieux évident 3. >>

Il est certainement impossible de dirè plus clairement que l'on ne peut faire fonds que sur des observations et des expériences complètes. Ensuite, quelle est

1 Nov. org., liv. I, aph. XXV.

2 Ibid., aph. XXII.

3 Aristote, Logique. Prem. analyt., liv. I, ch. XXX, trad. de M. Barthélemy Saint-Hilaire.

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cette nouvelle induction dont Bacon se prétend l'inventeur? c'est ce qu'il ne dit nulle part, à moins qu'on ne veuille prendre pour une induction nouvelle, celle que Bacon a caractérisée dans les passages suivants :

<< Mais on pourra espérer beaucoup plus des sciences lorsque, par la véritable échelle, c'est-à-dire par des degrés continus, sans interruption, sans vide, on saura monter des faits particuliers aux axiomes du dernier ordre 1..... >>

Ou bien :

<< Mais l'induction vraiment utile dans l'invention ou la démonstration des sciences et des arts fait un choix parmi les observations et les expériences, dégageant de la masse, par des exclusions et des réjections convenables, les faits non concluants; puis, après avoir établi un nombre suffisant de propositions, elle s'arrête enfin aux affirmatives et s'en tient à ces dernières 2. »

Ce n'est pas sans doute dans ces métaphores inintelligibles, dans ces phrases équivoques qu'on peut trouver la notion d'une nouvelle induction.

Quoi qu'en dise donc Bacon, son induction n'est ni d'une autre nature, ni d'un emploi plus utile, ni d'une extension plus grande que celle d'Aristote.

Mais si l'induction est l'unique opération qui puisse conduire à la vérité, comment doit-elle s'effectuer? Bacon prescrit à cet égard la méthode d'exclusion qui consiste à écarter successivement tous les cas, tous les faits manifestement étrangers ou contraires au principe, à la cause, à la nature que l'on cherche. « Après les exclusions ou réjections convenables, dit Bacon, toutes les opinions volatiles s'en allant en fumée, restera au

↑ Nov. org. Liv. I, aph. CIV.

2 Ibid., aph. CV.

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fond du creuset la forme affirmative, véritable, solide et bien limitée 1. >>

Reste à savoir comment l'exclusion elle-même doit se faire? Or, cette méthode, si cela peut s'appeler de ce nom, n'est autre chose qu'une méthode de tatonnements, usitée seulement dans un petit nombre de questions spéciales, et non susceptible d'être soumise à aucune règle fixe; si l'on y a recours quelquefois, c'est précisément parce qu'on ne possède aucune méthode véritable. Aussi Bacon, pour faire connaître sa méthode d'exclusion, ne procède guère que par des exemples. Il en donne une quantité infinie, mais sans réussir à rien établir de précis, de quelque utilité ou de quelque portée au point de vue du but qu'il s'était proposé.

Néanmoins, à part la question de la méthode, il y a certainement dans cette dernière partie du livre de Bacon, beaucoup de choses grandes et utiles. Bacon y remue un grand nombre d'idées neuves et fécondes qui ont trouvé leur application plus tard; on y rencontre de profondes et vastes analyses, quelques anticipations hardies, qui ont été pleinement justifiées depuis; on y trouve sinon la notion claire, exacte, du moins le pressentiment de la science moderne, de la science active, ainsi que s'exprime Bacon lui-même; et surtout cette préoccupation constante de faire servir la science au bien-être et au bonheur de l'humanité. Si Bacon n'a pas réussi dans sa téméraire entreprise de fonder une méthode; s'il n'a pas saisi nettement la part qui revient respectivement dans l'étude des sciences physiques à la raison comme à l'observation et à l'expérience; s'il s'est fait, ainsi que nous allons le voir dans un instant, une

1 Nov. org. Liv. II, aph. XVI.

idée fausse ou au moins exagérée du rôle de l'induction dans les sciences, il n'en a pas moins proclamé et défendu avec une grande vigueur le principe du libre examen dans l'étude de la nature, et fait ressortir avec force que cela seul est vrai et certain dans les sciences, qui est prouvé par l'observation ou l'expérience. Or, ce qui donne au nouvel organum le caractère et la portée d'une grande œuvre philosophique, eu égard surtout à l'époque où il parut, c'est précisément ce principe suprême de l'indépendance de la pensée qui a inspiré et qui domine l'œuvre tout entière.

Nous venons de dire que Bacon ne s'est pas formé une notion exacte du rôle de l'induction dans les sciences; et nous pourrions en dire autant de presque tous les philosophes, qui, marchant sur ses traces, pensent que les sciences physiques et naturelles sont fondées. uniquement sur l'induction. En effet, c'est là, croyonsnous, exagérer singulièrement l'importance de cette opération de notre esprit. Dans les sciences astronomiques, physiques et chimiques, notamment, l'induction joue, en réalité, un rôle très-secondaire. Une vérité, une loi physique constatée une seule fois, par une seule observation ou une seule expérience faite dans des conditions convenables, est une vérité, une loi définitivement acquise à la science, de même qu'une vérité mathématique est acceptée comme telle après une seule démonstration. Si l'on démontre par une seule et unique expérience bien faite, la loi de la réfraction de la lumière, le principe d'Archimède, l'égalité de la vitesse des corps tombant dans le vide, la dispersion de la lumière, la pesanteur de l'air, la décomposition de l'eau en hydrogène et oxygène, etc., etc., on a évidemment au sujet de ces phénomènes toute la certitude qu'il est possible d'avoir, puisqu'on est certain que la même

expérience pourrait se répéter de la même manière, dans les mêmes conditions, autant de fois que l'on voudrait. Or, il n'y a pas là la moindre trace du procédé inductif. Dira-t-on qu'on n'est pas certain d'obtenir toujours le même résultat; et qu'on n'est pas en droit de conclure qu'une loi se reproduira toujours la même de ce qu'elle s'est clairement manifestée une seule fois? A cela, il n'y a qu'une réponse à faire toutes nos sciences reposent sur le principe de l'immutabilité et de la généralité des lois de la nature. Si les lois de la nature sont immuables et générales, c'est-à-dire si une loi qui est vraie en un instant de la durée et dans un seul cas, est vraie dans tous les instants et dans tous les cas entièrement semblables, alors une observation ou une expérience scientifique faite une seule fois, a la même valeur que la même observation ou la même expérience répétée indéfiniment; si, au contraire, les lois de la nature ne sont ni immuables ni générales, une observation ou une expérience répétée, autant de fois que l'on voudra, ne donnera pas plus de certitude que si on l'avait faite une seule fois; dans ce cas', tout devient éphémère, passager, incertain, et la science est impossible. Les vérités mathématiques elles-mêmes ne supposent-elles pas la stabilité et la généralité des lois de l'esprit et du raisonnement? Quand nous démontrons une vérité de cette nature, ne devonsnous pas admettre qu'elle sera vraie toujours et pour tout le monde; que tous les hommes ont les mêmes facultés, et que ces facultés restent toujours les mêmes?

Il n'est donc pas vrai de dire, avec Royer-Collard, que dans les sciences physiques, on ne fait que conclure du particulier au général; que le physicien n'arrive jamais qu'à des conclusions hypothétiques et n'obtient jamais

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