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ni dans son caractère. Mais M. Leclercq semble avoir compris qu'une action toute morale, une peinture vive et exacte des sentiments pouvait exciter autant d'intérêt, sinon plus, que les effets de scène et les coups de théâtre; il semble avoir compris que c'est dans la manière de présenter le sujet, d'y répandre l'ombre et la lumière, de faire valoir tel ou tel détail, d'accentuer telle ou telle expression, que gît la véritable moralité, et cela sans que l'auteur ait à se préoccuper de récompenser la vertu et de punir le vice, selon les formules banales d'un art dans l'enfance.

Le but de M. Leclercq a été de mettre le scepticisme frivole et mondain d'un jeune homme de vingt-huit ans aux prises avec les sentiments vrais, la vie de la nature, la manifestation sincère du cœur humain. Ennuyé et blasé, Édouard Lormier ne croit ni à la vertu des femmes, ni à la générosité des hommes, et pourtant il n'est pas assez endurci pour ne pas se sentir ému, ravi, enthousiasmé même à la révélation d'une âme candide et pure. Malheureusement ces impressions, toutes fugitives, n'ont plus assez d'énergie pour lutter avec les préjugés, avec les sophismes d'une éducation superficielle et fausse de là des hésitations, des revirements, des tergiversations, qui ne peuvent aboutir à aucun dénouement vraisemblable, mais qui n'en présentent pas moins un profond enseignement.

Pour dépeindre ce caractère multiple et versatile, ce caméléon du sentiment, pour faire comprendre les mille nuances qui séparent le sentiment du simple caprice, il fallait une observation profonde et un talent déjà sûr de lui-même. Pour mettre en opposition avec ce caractère étrange des types d'une adorable pureté, comme ceux du fermier Legrand, de l'industriel Eugène de Marbaix, du bon charbonnier, et surtout de la jeune fille et de l'épouse, Thérèse et Adeline, il fallait plus que du talent peut-être, et nous ne craignons pas d'avouer ici l'émotion douce et bienfaisante qui nous a gagné à certains passages du livre.

Si le Caméléon est le coup d'essai de M. Émile Leclercq, — et certaines négligences de style, certaines inexpériences de mise en scène semblent nous l'apprendre, il y a certainement en

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cet écrivain l'étoffe d'un bon romancier, d'un excellent peintre du cœur humain. Nous ne sommes pas de ceux qui ont la manie de rechercher plutôt les défauts que les qualités d'une œuvre, et qui prétendent agir de la sorte dans l'intérêt même de l'auteur. Nous croyons que si les louanges peuvent égarer les têtes faibles et mal organisées, les esprits vraiment supérieurs n'y voient jamais que des encouragements à faire mieux encore; et ces encouragements sont plus nécessaires qu'on ne le pense, surtout à un écrivain qui s'éloigne des routes battues pour ne suivre que sa propre originalité.

E. V. B.

POÉSIES CHOISIES DE SAUVEUR LE GROS.

In-12 de 126 pages. Bruxelles, Van Buggenhout.

Il y aurait une histoire à faire, plus intéressante qu'on ne le pense, de la littérature ou plutôt de la poésie française en Belgique pendant les vingt-cinq premières années de ce siècle. Notre mouvement littéraire actuel ne s'est pas produit tout d'un coup, par une sorte de génération spontanée, après la révolution de 1830; ce mouvement était préparé de longue main par toute une pléiade d'écrivains, trop modestes peutêtre, qui avaient leur foyer la Société littéraire de Bruxelles, et leur recueil annuel : l'Almanach poétique.

De ces écrivains, la plupart sont morts, et plusieurs profondément oubliés. On connaît à peine l'existence de cette société qui entretint le goût des lettres à une époque où toute vie intellectuelle semblait éteinte dans nos provinces, et la collection des Almanachs poétiques est devenue à peu près introuvable. C'est cependant là que se concentre toute notre littérature, de 1800 à 1823, durant cette époque de transition si difficile, si laborieuse, si stérile en général; c'est de ces tentatives, d'abord timides et obscures, que sortit peu à peu notre renaissance littéraire.

Le premier volume de l'Almanach poétique, qui parut le 23 sep

tembre 1800 (pour l'an 1xe de la République française), était précédé de ce simple avertissement :

« Quelques élèves de la classe de belles-lettres de l'Ecole » centrale de Bruxelles ayant formé, il y a un peu plus d'un » an, une société littéraire, se proposèrent de faire imprimer » un choix de leurs poésies, en y ajoutant quelques autres » pièces également composées dans la même ville c'est l'ou» vrage qu'on présente aujourd'hui au public sous le titre » d'Almanach poétique de Bruxelles.

>> On demande l'indulgence des lecteurs pour de jeunes gens >> dont plusieurs écrivent dans une langue qui n'a pas toujours » été la leur. »

Ces jeunes élèves de l'École centrale et leurs amis étaient : Joseph Colbert, les deux De Gamond, De Hulstere, De Lannoy, Ph. Lesbroussart, J. Marchal, Rozin, F. Van den Zande, P. Vidal et quelques autres cachés sous le voile de l'anonyme. Bientôt vinrent s'y joindre: De Stassart, J.-H. Hubin, Jouy, Blanfart, Ch. Van Bemmel, N. Comhaire, Roelants, De Trappé, Bassenge, Boilleau, Rouveroy, Mlle Hugo de Raveschot, Cornelissen, Hillemacher, Le Gros, etc., etc.

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Nous en passons un grand nombre, car notre but n'est que de fixer de simples souvenirs, et d'appeler l'attention sur une période de notre vie littéraire, qui mériterait, à notre avis, d'être mieux connue ou moins négligée de la génération nouvelle. Il serait vivement à désirer que cette période trouvât son histoire il faudrait même se hâter. Déjà de louables efforts partiels ont été faits dans ce sens. Les notices biographiques de quelques-uns de ces poëtes devenus plus tard membres de l'Académie, ont été écrites par M. Quételet; M. Nestor Considérant a donné sur l'ensemble de ce sujet quatre conférences au Cercle de Bruxelles, et nous regrettons qu'il ne les ait pas publiées en les développant quelque peu; M. Ch. Potvin a écrit une étude remarquable et complète sur Ph. Lesbroussart; un autre travail, sur Comhaire, a été donné par M. Kuborn dans le XIIIe volume de la Revue trimestrielle; et l'auteur même du présent compte rendu s'est occupé d'une notice sur le baron de Stassart.

Mais, ce qui serait plus essentiel peut-être, ce serait de publier les œuvres choisies de chacun de ces écrivains belges du commencement de notre siècle, en les faisant précéder d'une biographie ou d'une étude plus ou moins étendue selon le merite de l'auteur. Nous ne craignons pas d'affirmer que cette collection serait des plus intéressantes.

On comprend donc que nous applaudissions de tout cœur à la publication des OEuvres choisies de Sauveur Le Gros, en formulant seulement le regret que cet ouvrage ait été tiré à un si petit nombre d'exemplaires. L'auteur anonyme de cette publication ainsi que de la notice qui l'accompagne avait rendu naguère un service semblable aux lettres belges en donnant les Poésies choisies de Jean-Hubert Hubin, et ces deux opuscules sont précieux à beaucoup d'égards.

Hubin et Le Gros furent tous les deux présidents de la Société littéraire de Bruxelles; ils eurent leur part d'influence sur le mouvement poétique de leur époque, et leurs œuvres renferment des choses charmantes bien dignes d'être conservées. Le Gros était en outre graveur à l'eau forte. Le catalogue des pièces qui composent son œuvre, mis en ordre par Frédéric Hillemacher, comprend 132 gravures de tout genre.

Les œuvres poétiques de Sauveur Le Gros présentent des pièces de circonstance, des fables, des épîtres, des épigrammes. Un goût sévère a présidé au choix de ces morceaux, et la piquante biographie qui les précède leur donne un attrait particulier, en nous initiant à la vie intime, aux mœurs, aux habitudes de cet aimable écrivain.

E. V. B.

DES ANOBLISSEMENTS EN BELGIQUE.

Lettre d'un vilain à M. le vicomte Ch. Vilain XIIII, ministre des affaires étrangères.

Brochure in-18 de 42 pages, Bruxelles, Fr. Van Meenen.

Ceci est une œuvre de maître, et d'un maître qui a eu la modestie de nous cacher son nom. C'est un vilain qui a écrit cette

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lcttre si sensée, si vraie, si démocratique, et où le bon ton du littérateur consommé se mêle à la fine satire du pamphlétaire. On croit généralement que le sol belge ne peut produire que de lourds savants et point d'hommes de lettres; et que l'art qui éclate dans nos compositions picturales, ne sait pas se faire jour dans nos œuvres littéraires. Je sais bien que nos peintres valent mieux que nos écrivains, et que la Belgique rayonne autrement avec les toiles de Wiertz et de Gallait, qu'avec les dissertations de nos académiciens; mais il n'y a pas moins en Belgique, comme en France, des hommes, rares sans doute, qui possèdent la finesse et l'harmonie du style qui est, comme l'art du coloriste, un don du bon Dieu. Lorsqu'on relit les œuvres de Marnix, ce merveilleux, cet admirable écrivain, on voit bien qu'il y a, ici, en Belgique, pour nos jeunes écrivains, comme pour nos jeunes peintres, de glorieuses traditions à suivre. Qu'à ce rayon lumineux de l'histoire, ils échauffent leur âme et agrandissent leur intelligence. Marnix et Rubens, voilà leurs maîtres, voilà leurs modèles.

Nous voudrions que nos écrivains politiques eussent le talent littéraire du vilain dont s'agit ici. Nous engageons ce dernier à faire, sans relâche, pamphlets sur pamphlets, afin d'enseigner, et d'instruire le peuple, qu'on dupe, qu'on dépouille et qu'on raille après. Noblesse oblige, disait-on autrefois aux nobles; nous dirons au vilain qui ridiculise si spirituellement tous ces barons modernes talent oblige. Qu'il continue à remuer cette fibre populaire, la fibre de l'égalité. Le Belge dont le bon sens voit le vide de toutes ces distinctions nobiliaires qui n'ont pour base aucun service rendu au pays, ce Belge a soif d'égalité, et, dans le vrai sens du mot, la Belgique est, après la Suisse et les États-Unis, le pays le plus démocratique du monde.

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Notre vilain est venu mettre le doigt sur la plaie qui ronge la Belgique. Cette cohue de nouveaux nobles qui pour se donner des airs aristocratiques cherchent à persuader à leurs valets de pied que 89 n'existe point et que si, par hasard, il a jamais existé, il faut le changer au plus tôt ! ces gens croient de leur dignité de s'allier à la théocratie pour refaire le moyen âge. C'est assez drôle.

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