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contre cinquante tonnes de sucre, produit de leur île, ils obtiennent mille tonnes de glace au lieu de 500.

Que devient, je le demande, la théorie de la matière et du travail dans cet exemple qui est l'histoire journalière du commerce. Que préférera M. Rittinghausen, pour soutenir sa théorie de la matière, les mille tonnes de glace, ou les cinquante tonnes de sucre?

L'échange n'est donc pas basé sur la matière, ni sur le travail, mais tout simplement sur l'utilité, sur le service contenu dans l'objet échangé, pour celui qui le reçoit. D'où il résulte que l'échange n'est pas nécessairement une duperie pour l'un des deux échangeurs, mais il peut être et est presque toujours avantageux et profitable aux deux parties.

Un sauvage échange une peau de zibeline ou de castor qui vaut cent francs, contre un couteau ou une hache de cent sous; il fait un excellent marché, puisqu'il acquiert un instrument utile contre une fourrure dont il n'avait pas besoin. Il s'enrichit à l'égal du marchand qui a traversé les mers ou les déserts pour lui procurer cette utilité. Il en est de même du cultivateur qui échange l'excédant de son grain et de son bétail contre des instruments d'agriculture, des vêtements, des livres, des journaux et tout ce qui constitue la vie civilisée. D'après la théorie protectionniste, cet homme qui reçoit plus de travail qu'il ne donne de matière, devrait donc se ruiner par ces échanges, tandis qu'il s'enrichirait, sans doute, s'il gardait « sa matière » et s'il entassait récolte sur récolte dans ses greniers.

Mais j'oublie qu'il s'agissait des bœufs de l'Allemagne et des lapins de la Belgique échangés contre les produits de la perfide Albion.

Je ne répéterai pas l'observation que M. John Prince Smith a faite à l'instant même où M. Rittinghausen

descendait de la tribune, c'est-à-dire que l'on accusait les Anglais de payer trop largement les produits de l'Allemagne et de la Belgique; mais je demanderai aux protectionnistes, en général, et à M. Rittinghausen en particulier, s'il croit que tout le monde est également apte ou bien placé pour filer du coton ou de la laine ou pour les tisser; s'il n'y a pas certaines contrées, la Hollande et une bonne partie de l'Allemagne, par exemple, où il est plus profitable d'élever des bœufs que d'établir des filatures?

Ne savent-ils pas que c'est en concentrant l'industrie sur certains points, que l'on est parvenu à multiplier et à perfectionner les produits, et surtout à atteindre le bon marché que l'on atteint de nos jours. Voudrait-on revenir au temps patriarcaux où Pénélope filait et tissait la laine; où les filles des Pharaons filaient le lin à la quenouille, car le rouet est d'invention presque moderne?

Que dirait une de nos fermières actuelles si on lui parlait de se remettre au moulin à filer, comme sa grand'mère? Elle vous répondrait qu'il y a des mécaniques qui filent mieux et à meilleur marché qu'elle; que son temps peut être employé plus productivement à la surveillance de l'économie de son exploitation, et elle rirait de votre théorie du travail et de la matière.

Ma matière à moi, dirait-elle avec raison, c'est mon temps, c'est le coup-d'œil sûr et précis que me donne un loisir bien employé. Prenez mon grain, mes œufs, mes bêtes, pour les robes, les habits dont j'ai besoin, mais laissez-moi mon temps et ma tête.

Il est donc parfaitement démontré que la matière, comme le travail, ne sont que des éléments tout à fait secondaires de l'échange, où l'utilité actuelle, que dans le langage ordinaire on appelle la valeur, joue le principal, sinon l'unique rôle.

Toutes les conséquences que l'on a tirées de cette base qui fait défaut, doivent naturellement suivre le sort des prémisses elles-mêmes.

Je pourrais donc arrêter ici mon argumentation et laisser l'orateur protectionniste se tirer d'affaire comme il le pourra; mais je veux répondre à une autre partie de son argumentation et lui démontrer qu'elle n'est pas plus solide que la première.

Voici l'argument protectionniste :

« Qu'on ne me dise pas, poursuit M. Rittinghausen » dans le même discours, c'est impossible, car un >> peuple retiendra toujours assez de matière pour se >> nourrir et pour se vêtir!... Ce serait là une assertion » bien déraisonnable, une erreur bien triste et bien dange>> reuse! Partout, dans la société organisée, la matière >> est loin d'appartenir à la nation; elle est la propriété >> d'un petit nombre de personnes qu'on appelle les » riches ou les habitants aisés. Rien n'empêche donc ces » personnes de se défaire de tout leur blé ou de leur » bétail, pour se procurer de l'étranger des objets de << luxe dont la civilisation leur fait un besoin... >>

Réduisons cette proposition à sa plus simple expres

sion.

C'est, d'après M. Rittinghausen, je ne dis pas d'après tous les protectionnistes, qui sont fort étonnés, sans doute, d'avoir trouvé un pareil auxiliaire, un mal que la propriété ne soit pas commune ou n'appartienne pas à la nation, et qu'elle soit le lot des gens riches ou des habitants aisés. Or, que propose-t-il pour combattre ce monopole, si regrettable selon lui?... De leur accorder la protection contre la concurrence étrangère, c'est-à-dire d'ajouter au monopole de la propriété celui de vendre seuls leurs produits à leurs compatriotes. Voilà comment on veut remédier au mal que l'on combat.

Je ne suis certes pas fanatique de la forme de propriété instituée dans le code civil, pour lequel je suis loin de professer l'enthousiasme des niais qui font la fortune des avocats; cette forme a souvent changé depuis l'origine des sociétés; elle changera sans doute encore, et quant à moi je suis disposé à adopter toute forme de propriété qui assurera des produits plus nombreux, de meilleure qualité et moins chers; je ne vois, par exemple, pas plus l'utilité économique de payer l'instrument agricole appellé la terre, 7 ou 8,000 fr. l'hectare, que de payer la même somme pour un ouvrier agricole appellé esclave. Je crois si l'on mettait à améliorer le sol, le quart du capital que l'on donne pour l'acquérir, on arriverait à des résultats immenses par rapport aux produits qui sont la seule chose à considérer en économie politique.

Or, je dis qu'en ôtant aux propriétaires le monopole de la vente, en donnant à chacun le droit d'acheter sa nourriture là où il le trouve le mieux à sa convenance, on arrive absolument au même résultat, je dis plus, à un meilleur résultat que si on déclarait le sol commun; car on force ainsi le propriétaire et le cultivateur, à trouver leur avantage, leur bénéfice dans la quantité, la bonne qualité et le bon marché des produits.

N'est-ce pas là le résultat où veut arriver M. Rittinghausen, ou voudrait-il aussi que chacun se fît cultivateur? Malgré la propriété commune, s'il y a des gens qui ne cultivent pas la terre, que leur importe qu'elle appartienne à l'État, à la commune, à Pierre, Paul ou Jacques, dès qu'ils doivent échanger le produit de leur travail industriel contre celui de l'agriculteur. Tariferat-on le travail; tarifera-t-on les produits? mais alors que devient la liberté, que devient l'indépendance de l'homme?

Je termine par une considération.

Toute la civilisation moderne est basée sur la division du travail. C'est cette division qui a permis à toutes les aptitudes de prendre tout leur développement, et à toutes les forces de produire le maximum de leur utilité.

La division du travail s'étend non-seulement aux individus, mais, en raison des différences des climats, des sols, des terroirs, des mœurs et des professions nationales, aux diverses branches de l'humanité.

C'est la division du travail qui nécessite les échanges; l'échange amène la dépendance réciproque, c'est-à-dire l'association, le concours de tous vers un but commun. L'échange international est le lien providentiel entre les nations, entre les divers rameaux de la race humaine; entravez l'échange libre, sous quelque prétexte que ce soit, et à l'instant vous créez le privilége, l'arbitraire et par suite la résistance, l'hostilité. Au lieu de tendre vers l'harmonie, vers la paix et la concorde, vos efforts produiront la haine, le besoin de la vengeance et bientôt la fraude, le vol et la rapine.

Vous aurez beau édicter des lois, instituer des tribunaux répressifs, une force armée pour leur donner de l'autorité, des geôliers et des prisons pour exécuter leurs arrêts, tous vos efforts seront vains, car on ne peut récolter la paix et la concorde, là où l'on a semé la défiance et l'inimitié.

D'un mauvais principe il ne peut sortir que de mauvaises conséquences.

Rapprochez au contraire les hommes, laissez-les établir entre eux des rapports libres fondés sur leurs intérêts réciproques et librement débattus, et vous n'aurez plus besoin ni de force, ni de violence pour faire exécuter vos lois.

M. Rittinghausen me dispensera, je pense, de le

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