Images de page
PDF
ePub

l'air et à l'eau une utilité qui est toujours la même, et au service nécessaire pour me procurer ces deux choses, une valeur variable suivant l'effort que l'on m'épargne en me les offrant. Que si, étant descendu sous l'eau dans une cloche à plongeur, celui qui est chargé d'y fouler de l'air, se refuse à le faire, à moins d'une rémunération excessive, dussé-je étouffer, je dirai qu'il abuse de sa position privilégiée à mon égard pour me faire payer ses services plus qu'ils ne valent, mais je n'attribuerai pas à l'air lui-même plus de valeur que si j'étais libre de le respirer à pleins poumons.

Tout ce qui est don de la nature, toute matière est dans le même cas.

Un cultivateur vend à un ouvrier une mesure de blé. Dira-t-il à cet homme: Il me faut tant de journées de ton travail pour me dédommager des efforts qu'il m'en a coûté pour semer, cultiver et récolter ce blé, plus, tant d'autres journées encore pour me payer la rente de la terre, c'est-à-dire pour l'équivalent du travail accompli par la nature pour faire germer et mûrir mon froment? Comment évaluer cette dernière partie de la valeur que l'on prétend exister dans le blé lui-même?

Elle est incommensurable comme tout ce qui est infini! Quel est, en effet, la portion de travail humain qui peut équivaloir à la coopération de la nature dans la formation d'un grain de blé? Par quel effort remplacerait-on ce concours?

Ce que le travail humain ne peut faire, ne peut évidemment être payé par du travail humain; la base d'évaluation, les termes de comparaison, font défaut.

Mon adversaire a-t-il bien le droit de traiter d'«< incroyables erreurs » ce que j'avance, comme il le fait, lorsque lui-même se contredit d'une page à l'autre? Il dit (passage cité Revue, vol. XV, p. 239) :

R. T.

17.

» La valeur s'attache à toute utilité, matérielle ou INTELLECTUELLE, à quoi il faut ajouter que les utilités intellectuelles se réduisent en dernier lieu PRESQUE toujours à une utilité matérielle. >>

Voilà certes un PRESQUE bien peu scientifique; n'y eût-il qu'une seule utilité purement immatérielle que cela suffirait pour infirmer la théorie de la matérialité absolue et nécessaire de la valeur que M. Rittinghausen proclame, trois pages plus loin (page 242) dans ce passage:

<< Le travail de l'homme n'a de valeur qu'autant qu'il peut s'incorporer dans la matière; l'effort le plus méritoire qui n'arrive pas à ce résultat est stérile. »

A mon tour, je demanderai s'il est possible, à notre époque, de soutenir de telles idées. C'était jadis la manière de voir d'Adam Smith, quoique plus d'un chapitre de sa << Richesse des nations » soit en contradiction avec le principe de la matérialité absolue de la valeur, victorieusement réfuté depuis par J.-B. Say et ses contemporains.

Comment! le tableau d'un grand peintre, fruit du génie, de longues études, de combinaisons habiles, emprunterait tout son mérite, toute sa valeur à un morceau de toile et à quelques ampoules de couleur ! Le travail du légiste, du prêtre, du professeur, du médecin, du musicien, de l'acteur, de l'orateur, qui ne s'incorpore en rien de matériel, ce travail serait done stérile, n'aurait aucune valeur; la société n'en retirerait rien, et comme ceux qui exécutent ces travaux ne s'en font pas moins payer, il en résulterait qu'ils ne sont que des parasites et des voleurs!

S'il en est ainsi, j'accepte cette qualification sans honte, comme la partageant avec un grand nombre d'hommes dignes de toute estime.

Il suffirait donc d'affirmer que le travail de l'homme peut être quelquefois infructueux, comme celui du baleinier qui se sera rendu au milieu des glaces du pôle sans en rapporter de baleine, pour pouvoir ensuite en conclure que ce travail est forcément stérile chaque fois qu'il ne s'applique pas à de la matière?

Ce serait là une conclusion bien autrement téméraire que celle que me reproche mon contradicteur.

Je viens de montrer au lecteur quels sont les arguments de M. Rittinghausen et quels sont ceux que je lui oppose. Comme c'est le public que j'ai pris pour juge dans cet important débat, je crois avoir terminé ma tâche en lui exposant les données du procès, et en laissant à son bon sens et à son impartialité le soin de prononcer le jugement duquel doit dépendre la légitimité ou la non-légitimité du droit de propriété.

J'ai usé assez longtemps de la patience du lecteur pour pouvoir me dispenser de suivre M. Rittinghausen pas à pas dans la réfutation qu'il fait de mon précédent article, ce qui m'entraînerait à envahir une grande partie du présent volume de la Revue.

Qu'il me soit permis, maintenant, avant de terminer, d'ajouter quelques mots pour la défense d'un illustre mort que je vénère, et que M. Rittinghausen a attaqué injustement, à mon avis, et aussi pour rectifier une erreur dans laquelle mon honorable adversaire est tombé à mon égard.

M. Rittinghausen s'exprime sur le compte de Bastiat comme si celui-ci avait été amené, par ses études économiques, a reconnaître la fausseté de la théorie de la gratuité de la matière et de la liberté des échanges, et comme s'il n'avait continué à la soutenir jusqu'au dernier jour de sa vie et à lui créer de nombreux prosélytes en Europe, que parce qu'il était « engagé trop forte

ment par son passé dans le parti libre-échangiste, etc., »> et que son amour-propre, joint peut-être à ses sympathies pour son parti,» l'empêchait de sortir de la fausse voie dans laquelle il s'était inconsidérément engagé.

Mais si Bastiat avait été réellement amené par ses recherches scientifiques à découvrir que la matière est douée de valeur par elle-même, que, par conséquent, la propriété est un vol et que ses défenseurs sont les spoliateurs de l'humanité, il eût, dans ce cas, été un grand coupable, il eût commis une infamie, en se rendant sciemment complice de cette spoliation et en cherchant, par l'apparente chaleur de ses convictions, à se créer des sectaires. Ceux-ci, malgré leur nombre toujours croissant, seraient de leur côté des niais, pour n'avoir pas encore découvert la honteuse duperie dont ils sont victimes.

L'accusation lancée par M. Rittinghausen contre Bastiat est donc grave, quelque soin qu'il ait pris d'en adoucir les termes. Je ne puis y répondre autrement que par une protestation formelle et en défiant mon adversaire de tirer des écrits de Bastiat et de sa vie privée ou publique, une seule preuve de ce qu'il a avancé, sans doute, sans s'être rendu compte des conséquences renfermées dans son assertion.

J'arrive maintenant à ce qui m'est personnel dans l'article de mon contradicteur. Parce que je me déclare partisan de la liberté en toute chose, parce que je déteste l'oppression, la contrainte, la spoliation, de quelque part qu'elles viennent, M. Rittinghausen s'empresse de conclure que je suis un «< zélateur de la législation directe par le peuple. » Il y a là une erreur profonde de sa part.

Je crois que ce mode de gouvernement du peuple par lui-même n'est possible que dans l'enfance de la

civilisation et parmi des peuplades peu nombreuses et vivant resserrées dans un espace étroit, comme nos ancêtres Germains ou les Peaux-rouges de l'Amérique septentrionale. Ce n'est guère que dans ces conditions qu'une nation entière peut s'assembler fréquemment pour délibérer sur ses intérêts, et encore faut-il que ceux-ci soient peu compliqués.

Dans l'état actuel de la population des pays civilisés, il y a deux obstacles essentiels à la législation directe par le peuple; le premier, purement matériel, consiste dans la difficulté d'assembler fréquemment une forte population, et dans celle, plus grande encore, d'en obtenir une délibération calme et raisonnée.

Le second obstacle, plus important, réside dans la profonde ignorance du peuple en ce qui concerne ses vrais intérêts. En admettant même qu'il soit facile de l'assembler et de le faire délibérer avec calme et mesure, saurait-il toujours discerner ce qui lui est d'une utilité réelle et permanente de ce qui satisfait ses intérêts apparents ou momentanés, peut-être aux dépens de ceux, plus durables et plus importants, de l'avenir, ou de ce qui flatte ses passions du jour?

On convient que les médecins et les pharmaciens tuent ou empoisonnent quelquefois leurs malades en essayant de les guérir; on admet aussi que l'intérêt du gouvernant n'est pas toujours celui du gouverné et que le premier est souvent sollicité, par l'imperfection de la nature humaine, à écouter plutôt les suggestions de l'intérêt privé, même mal entendu, que celui des masses, et cependant on ne peut pas plus se passer, aujourd'hui, de gouvernements que de médecins, par la raison fort simple que les hommes, pris en masse, ignorent autant l'art de se bien gouverner que celui de guérir les maladies.

« PrécédentContinuer »