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la seule vraie et la seule possible, qu'avec la dernière manifestation de mon intelligence, et que ce ne sont pas quelques affirmations mal fondées, selon moi, qui me feront renoncer à une conviction, devenue chez moi plus profonde à mesure que j'y ai réfléchi davantage.

En faveur de l'importance de la cause qui se débat devant lui, le lecteur voudra donc bien me permettre de lui imposer encore quelques instants la fatigue d'une dissertation sur la valeur, et d'examiner les arguments que m'oppose mon contradicteur. Celui-ci accueille de la manière suivante la définition que j'ai donnée de la valeur :

<<< J'ai eu sous les yeux, dans ma vie, bien des conclusions fausses, mais je n'ai jamais rencontré un «< done »> plus escamoteur, plus audacieux, que celui de M. le Hardy de Beaulieu. >>

Que M. Rittinghausen soutienne que ma conclusion est prématurée, qu'elle n'est pas appuyée sur des preuves suffisantes, cela lui est permis, mais je le défie de me démontrer que cette conclusion repose sur des faits inexacts, ou qu'elle soit faussement déduite de ces faits.

Mon contradicteur veut bien admettre que des services rendus à la société ou à l'individu par certaines professions, ont de la valeur sans qu'ils s'incorporent à aucune substance matérielle, « mais, dit-il, puisque l'avis d'un médecin, la prescription d'un purgatif, a de la valeur, s'ensuit-il que les dons de la nature soient gratuits? »

Voici par quelles raisons il entreprend ensuite de prouver que ces dons sont onéreux ou doués de valeur.

<< La valeur est l'estimation, l'appréciation que mon intelligence fait de l'utilité et de la convenance qu'ont pour moi les différents objets, ainsi que les services que je rends ou qu'on peut me rendre. Elle s'attache à

toute utilité matérielle ou intellectuelle, à quoi il faut ajouter que les utilités intellectuelles se réduisent en dernier lieu presque toujours à une utilité matérielle. La valeur n'étant que la représentation intellectuelle d'une utilité comparée à d'autres utilités ou mesurée sur ces dernières, et l'utilité résidant dans la matière ou dans le service que j'apprécie, on dit avec raison que tel ou tel objet a une valeur : l'idée de la valeur est attachée aussi logiquement à la matière qu'aux services. Lorsqu'une utilité est illimitée, inépuisable aux lieux où elle se trouve, son appréciation ne peut avoir lieu; on ne mesure pas l'infini, l'inépuisable, ils sont sans valeur d'échange.

>> Puisque mon intelligence fait peu à peu l'appréciation, l'estimation de l'utilité et de la convenance qu'ont pour moi une foule de choses, il s'établit une vaste échelle de valeurs dans ma mémoire, et, l'expérience venant toujours mieux à mon secours, je me dis qu'un objet de telle espèce vaut pour moi autant que deux ou trois de telle autre espèce. Chaque homme, faisant de même, mais de son point de vue, une estimation de l'utilité des objets et des services, devra se former aussi, comme moi, une échelle de valeurs qui ressemblera en quelques points à la mienne, mais qui en diffèrera en quelques autres. Dès que nous entrons en rapport et que nous commençons à échanger, chacun consulte l'échelle de valeurs gravée dans sa mémoire, chacun cherche à faire prévaloir les indications de la sienne. De cette lutte naît enfin un compromis, un terme moyen que quelques économistes ont appelé avec raison valeur d'échange, pour la distinguer de la valeur en usage. Peu à peu chacun acquiert une connaissance tellement juste des prétentions de la plupart de ses semblables dans l'échange, que l'accord entre

les partis se fait facilement et qu'une valeur courante s'établit pour une époque plus ou moins longue par rapport à la plupart des choses. >>

» Si la valeur n'était qu'un rapport entre deux services humains, comme M. le Hardy de Beaulieu le prétend sans le prouver, elle ne pourrait pas être imaginée là où il n'y a pas échange de services, et cependant dans ce cas les utilités existent et par conséquent aussi leurs appréciations, c'est-à-dire la valeur. Mon adversaire ne trouvera jamais une bonne raison contre cette réfutation extrêmement simple de son incroyable erreur. »

Certes, je ne retournerai pas à mon adversaire le reproche d'avoir « escamoté » sa conclusion; sa définition est suffisamment longue, et il la fait suivre de plusieurs pages d'exemples et d'éclaircissements, mais elle n'ébranle en rien ma manière de voir. La raison que j'oppose à sa réfutation, (je laisse au lecteur impartial le soin d'apprécier si elle est bonne), c'est que l'argumentation de M. Rittinghausen repose, d'un bout à l'autre, sur une perpétuelle confusion entre les notions de valeurs et d'utilités qui sont et doivent être cependant entièrement distinctes, puisque le rapport qui existe entre elles est souvent fort éloigné. Si valeur et utilité ne sont qu'une même chose, pourquoi lui donner deux noms différents? Pourquoi distinguer encore deux espèces de valeur, la valeur en usage et la valeur en échange, distinction contre laquelle protestent également le bon sens et le langage commun?

Le mot valeur en usage ne signifie-t-il pas exactement la même chose qu'utilité, et cette nécessité de créer l'expression valeur en échange n'est-elle pas une preuve de ce qu'on éprouvait le besoin de distinguer entre utilité et valeur?

Si valeur et utilité sont la même chose, pourquoi

l'air, la lumière, l'eau, le charbon, le pain, n'ont-ils aucune ou seulement une faible valeur, ces choses étant cependant absolument indispensables à la vie, tandis que l'or, le diamant, certains œuvres d'art, etc., dont la plupart des hommes se passent toute leur vie sans grand inconvénient, ont une valeur très-élevée?

L'utilité n'a de rapport qu'avec les besoins des hommes; l'appréciation qu'ils en font reste toujours personnelle : je ne puis éprouver de la faim pour autrui, ni du bien-être (au moins matériel) de la satisfaction de la faim d'autrui. La valeur naît aussi du besoin; elle a sa source dans l'utilité, en ce sens que sans celle-ci il n'y a point de valeur, mais, au lieu de se proportionner à cette utilité, elle se mesure au contraire à l'obstacle qui s'oppose à ce que cette utilité aille satisfaire nos besoins. Plus cet obstacle est grand, plus grand est l'effort qu'il faut faire pour le vaincre, et plus est élevée la valeur qui en résulte.

Dans l'état de société, il est rare que l'homme fasse lui-même et directement tous les efforts nécessaires à la satisfaction de ses besoins, si nombreux et si variés. Il s'adresse à autrui pour en obtenir au moins une partie de ces satisfactions. Il demande donc des services à ses semblables et leur donne d'autres services en retour; dans cet échange, les services réciproques se mesurent, on établit un équivalent, des valeurs égales, et c'est de là que naît l'idée de valeur, non, comme le dit M. Rittinghausen, « de l'appréciation que mon intelligence fait de l'utilité et de la convenance qu'ont pour moi les différents objets,» mais de l'appréciation de la peine que je dois prendre moi-même, ou dont je dois dédommager autrui, pour obtenir une satisfaction. C'est de ce jugement, fondé sur une comparaison de deux services, que naît ce rapport auquel on a donné le

nom de Valeur, et qui, comme rapport, est totalement indépendant de la matière, et, quoique basé sur l'utilité de ces services, ne se proportionne aucunement à cette utilité.

Robinson, dans son île, pouvait se faire une échelle comparative de l'utilité des diverses choses qui se trouvaient à sa portée; il pouvait consentir à se donner plus de peine pour s'emparer d'un lama que d'un perroquet ou d'un singe, mais je ne vois encore rien là qui donne lieu à la naissance de la notion de valeur. L'estime qu'il fait des choses est ici directement proportionnée à leur utilité, et dans un rapport toujours exact avec celle-ci, quelle que soit leur abondance ou la difficulté de les obtenir.

« Lorsqu'une utilité, dit mon contradicteur, est illimitée, inépuisable aux lieux où elle se trouve, son appréciation ne peut avoir lieu; on ne mesure pas l'infini, l'inépuisable, ils sont sans valeur d'échange. >>

La plupart des dons naturels ne sont-ils pas dans ce cas? Quand peut-on leur tracer des limites rigoureusement circonscrites? Ne serait-il pas ridicule de dire, par exemple, que l'air respirable n'acquiert de valeur que quand il est emprisonné dans un espace fermé? Que le mineur, travaillant dans une galerie où l'atmosphère est viciée, ou que le plongeur, descendant sous l'eau dans une cloche, sont obligés, pour pouvoir respirer, d'acheter de l'air, auquel il est ainsi attribué de la valeur? Serait-il plus raisonnable de dire que l'eau n'a point de valeur quand elle coule en abondance à nos pieds, et qu'elle en acquiert dès qu'elle est loin de nous, indépendamment du travail qu'il faut faire pour l'apporter?

Dans les deux cas, mon intelligence a beau faire des comparaisons et porter des jugements, elle accorde à

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