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invisible; d'autres, pour broyer, scier ou déchiqueter de leurs petites mais puissantes mâchoires quelque corps impalpables; puis, réconfortés, sans doute, reprendre leur course empressée.

Il admirait toutes ces manoeuvres faites avec une sorte de précipitation fiévreuse: on voyait que c'était pour ces petits êtres plus qu'une fantaisie; c'était un travail, mais un travail effectué dans la plénitude de la liberté; rien ne les en pouvait distraire: ils marchaient, furetaient, cherchaient toujours.

Quel est donc le secret, se demandait Auguste, de cette activité complaisante qui ne se rencontre pas chez l'homme? Ne serait-ce pas que ces petits animaux n'ont pas, comme nous, cette multitude de gardes-chiourme dont l'autorité s'appesantit sur le travailleur, et qui, la journée finie, se frottent les mains et disent : j'ai tout fait ?

La mouche du coche est une vérité éternelle jusqu'ici. Que de chevaux soufflant et s'éreintant! que de mouches se croyant seules en droit de gober le salaire, et le gobant !

De tous les animaux, celui qui se place si fièrement à la tête de la création, est le seul qui de son labeur ne retire pas toujours la satisfaction de ses besoins, ni le développement de ses pouvoirs. Bien d'autres l'ont dit depuis Bernardin de Saint-Pierre. D'autres encore se chargeront de le démontrer et de le faire comprendre.

La pensée d'Auguste suivait cette pente, qui l'aurait conduit assez loin peut-être, si quelques voix enfantines ne s'étaient fait entendre et ne l'avaient distrait de ces idées. Du haut du chemin au bord duquel il était assis et qui serpente si gracieusement depuis le sommet jusqu'au pied de la colline, un groupe de jeunes filles lui apparut tout à coup. L'une d'elles avait le front ceint de

fleurs. Elle était charmante ainsi; Auguste la reconnut, c'était Marie. Elle reconnut à son tour Auguste, et ses mains qui retenaient les deux coins de son tablier débordant de bleuets, de liserons et de coquelicots, laissèrent échapper toute cette moisson de fleurs. Elle se sentit embarrassée d'être surprise ainsi. Quant aux autres paysannes, à la vue du jeune homme elles avaient cessé leurs chants, et, tandis qu'Auguste demandait à Marie comment allait sa mère, elles se tenaient à l'écart, les unes riant à la dérobée, d'autres ébahies et regardant le monsieur, les mains derrière le dos; d'autres encore cherchant une contenance en se fourrant bravement le doigt dans le nez; toutes enfin rouges de soleil et de plaisir.

Va, mon enfant, continue ta promenade, dit Auguste, que je ne sois pas cause que tes amies interrompent leurs jeux. Reprends ces fleurs, elles te vont à ravir.

Et il replaçait lui-même dans le tablier de Marie les fleurs qu'elle avait laissées tomber. Il la vit pâlir légèrement. Il se retourna et aperçut Jean le Roux, la blouse souillée, le pantalon maculé de chaux et de poussière de briques.

-Bonjour, Jean, dit-il au fils d'Antoine, cherchant à dissimuler un trouble involontaire.

Jean répondit par un léger mouvement de la tête, et son œil se promenait de Marie à Auguste.

-D'où viens-tu à cette heure, Jean, demanda la jeune fille? Voilà le soleil qui se couche, et, comme hier, comme depuis longtemps, tu rentres bien tard. Ta mère est fâchée contre toi. Pourquoi lui faire ainsi chaque jour du chagrin ?

Jean ne répondit que par un gros soupir qui semblait envelopper un gros sanglot.

Est-il plus de huit heures? demanda-t-il.

Oui, fut-il répondu.

J'ai pourtant bien couru! dit Jean, comme s'il se parlait à lui-même.

Et essuyant son front tout trempé de sueur, il redescendit le chemin et se mit à marcher en grande hâte vers Ixelles, non sans avoir jeté un nouveau regard presque de reproche à Marie, presque de colère à Auguste.

La bande d'enfants chercha en vain à reprendre sa gaieté; elle ne trouva plus ses chansons et se dispersa. Auguste prit lentement la direction de la ville, s'arrêtant de temps à autre pour voir Marie qui partait silencieuse et pensive.

IV

La mère de Jean attendait son fils sur le pas de la porte, d'un air courroucé qui n'annonçait rien de bon pour le pauvre rousseau. Antoine était derrière elle et l'engageait à la modération et à la patience. Mais cette maladroite intervention valut au tonnelier une première bordée de colère trop difficilement contenue. Heureusement pour lui, Jean arrivait essoufflé, et aussitôt que la mère le vit, elle cessa de gronder Antoine, comme pour ne pas trop entamer la provision d'humeur qu'elle avait faite à l'intention de son fils.

Le rousseau aperçut sa mère et pâlit.

Ah! te voilà enfin, garnement! vilain roux! paresseux! Depuis trois semaines, quelle existence est la tienne? A peine le jour a-t-il paru, que tu sors pour ne rentrer que quand il fait nuit. Quoi! tandis que nous usons nos mains jusqu'aux coudes, toi, tu flânes, tu te promènes! Oh! non! à partir de demain, tu ne bouge

ras plus d'ici. Je t'enfermerai si bien que tu ne pourras plus t'échapper.

- Demain, soit, j'y consens, se hasarda de dire timidement Jean, mais lundi...

Lundi? comme demain, comme toujours, tu resteras ici.

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-Oh! non, mère, supplia le rousseau avec angoisse, ne me défends pas de sortir!........

Hein! mauvaise tête rouge, tu oses me répliquer! cria la femme d'Antoine, exaspérée par l'insistance même que son fils mettait à vouloir continuer sa vie vagabonde. Si tu dis encore un mot, je te corrigerai d'importance... Et toi, dit-elle, se tournant vers son mari, comme pour demander du renfort contre cette espèce d'insurrection de Jean, laisseras-tu croire que tu approuves ce mauvais drôle!

Non, non, ventre de tonne! s'écria Antoine, qui, tout aussi penaud que son fils, s'étudiait à enfler sa voix pour la mettre au diapason de celle de sa femme.

- Tais-toi! fut la réplique. Rousseau, va à ton nid, continua la mère, et plus un mot.

- Mère! essaya de dire Jean qui voulut faire un dernier effort pour la fléchir.

A ton nid! te dis-je, et elle ramassa un morceau de bois dont elle menaça le garçon. Celui-ci, le cœur gonflé de chagrin, se retira silencieux. L'altération de ses traits était visible.

Pauvre enfant! ne put s'empêcher de murmurer Antoine.

Mais, cette fois encore, sa femme réprima d'un regard ce mouvement de bonté qu'elle considérait comme un mouvement de faiblesse.

La conduite de Jean devait paraître inexplicable, étrange. L'insistance qu'il mettait à vouloir s'échapper,

donna l'éveil dans l'esprit de sa mère à des soupçons encore mal déterminés. Tout bien considéré, le père Antoine lui-même ne pouvait s'empêcher d'être intrigué de ce mystère.

Le rousseau était couché depuis quelque temps; le sommeil l'avait surpris au milieu de son chagrin, car une larme mouillait encore sa paupière. Sa respiration bruyante et saccadée prouvait que son sommeil n'était pas moins agité que sa veille.

Antoine et sa femme prirent une à une les pièces de ses vêtements. Ils y virent des traces nombreuses d'un séjour au milieu de plâtras et de décombres de maçonnerie. Jusque-là tout se bornait à des preuves évidentes de fainéantisme grossier et malpropre. Mais, en relevant son pantalon, il parut aux époux Antoine entendre un son métallique. Ils fouillèrent dans les poches, et, ô comble de surprise! ils y trouvèrent trois pièces de monnaie blanche.

Qui lui avait donné cet argent? comment se l'était-il procuré? - Une pensée affreuse surgit dans l'esprit de ces braves artisans l'aurait-il volé! A cette idée, la colère de la femme d'Antoine tomba tout à coup, et des larmes jaillirent de ses yeux.

On se fâche, on s'irrite, on s'exaspère pour des faits blamables où l'étourderie, la paresse peuvent jouer le plus grand rôle. Mais qu'on découvre, chez ceux qu'on aime, un vice capable d'entamer l'honneur, cette première des richesses, on ne se paye plus de gros mots et d'invectives: l'âme est meurtrie, et la douleur se traduit ou par l'abattement ou par les larmes.

Que dire, si ce n'est que, pour ces deux braves gens dont le jugement mal exercé prenait tout par les extrêmes, il semblait qu'il ne dût plus y avoir ni repos, ni joie dans le monde.

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