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Bruxelles lui ôtent le sommeil; il veut avoir une église, une grande église, une place, une grande place.

Il est vrai que pour nous dédommager de la perte de cette promenade, on nous en promet une autre toute droite, allant du quartier Louise au bois de la Cambre. Nous sommes décidément dans le siècle des lignes droites en architecture et de la ligne courbe en politique et en morale.

Nous parlions tout à l'heure de souvenirs? Qu'en mémoire de l'étang d'Ixelles, il nous soit permis de consigner ici une petite histoire qui a eu pour théâtre les bords heureux de ces beaux étangs qui bientôt auront disparu.

Quelques mots encore avant de commencer.

Ceux qui se promenaient souvent dans cette partie des environs de Bruxelles ont dû remarquer, il y a dixà douze ans, à peu près, assise devant une maison de pauvre apparence et non loin de l'établissement où se prennent les barques,—du même côté que la Maison-Blanche,

une femme infirme qui y venait respirer l'air, et prendre, selon la saison, un peu d'ombre ou un peu de soleil. L'histoire que nous allons dire, nous la tenons d'elle.

Il y s'agit du dévouement le plus tendre, de l'amitié la plus pure. Bien des lieux n'ont pas dû leur célébrité à des sentiments aussi nobles que ceux que nous allons enregistrer.

Cette histoire s'appellera, si vous le voulez bien :

JEAN LE ROUX ET MARIE LA BLONDE.

La voici :

(ROSSE-JAN EN BLONTE-MIE).

I

Jean avait dix à douze ans ; il était très-laid et d'une humeur sombre et taciturne. Doué d'une force au-dessus

de son âge, il faisait l'épouvante des gamins qui, ne pouvant le battre, se contentaient de le tourmenter. La couleur de ses cheveux lui était constamment reprochée. Partout on ne l'appelait que Jean le Méchant et Jean le Roux.

Il n'avait jamais, le pauvre garçon, entendu de parole aimable; on le brutalisait toujours et partout. Il semblait qu'être laid fût un crime. Aussi avait-il conçu une haine sourde contre tout le monde. Son caractère n'était que concentré, peu expansif: il devint maussade et hargneux.

Le roux! le roux! hurlait-on sur son passage, et Jean fermait les poings et tombait tête baissée sur ceux qui l'agaçaient. Chaque fois, il les mettait en fuite et souvent même il en ébréchait quelques-uns. Ceux-là s'en retournaient chez eux braire comme des ânes; et Jean, loin de voir diminuer le nombre de ses ennemis, se mettait chaque fois à dos les mères qu'avaient fort alarmées les blessures de leurs enfants.

Il était du reste paresseux à souhait, et ce n'était pas là le moindre motif de la sévérité de ses parents à son égard, qui étaient désespérés de son indolence. L'oisiveté semblait avoir pour lui des charmes tout particuliers. Si on le questionnait à ce sujet, il répondait froidement:-Lorsqu'il faudra travailler, je ne serai pas plus manchot qu'un autre. En ai-je besoin? mon père suffit à nous nourrir, et puis d'ailleurs il trouve toujours que rien de ce que je fais n'est bon!...

Et il s'éclipsait au plus tôt.

Ce père était un brave tonnelier qui restait vaillamment à son atelier tant qu'il n'avait pas soif. Mais la soif est un tourment, et comme le père de Jean n'aimait pas à être tourmenté, il cherchait souvent un remède contre ses maux. Heureusement, il avait pour femme, une de

ces natures de bronze, rigides, courageuses, qui le tenait dans des limites convenables. Par peur de sa compagne autant que par amour pour elle,-nous allions dire plus que par amour, il cherchait à maîtriser ses penchants. Cela lui avait coûté dans le principe, mais, à force d'efforts, il était parvenu à se modérer considérablement. Il ne se permettait plus de boire que le dimanche et le lundi, si bien qu'il lui restait cinq jours pour rattraper amplement le temps perdu.

Jean ne craignait dans la maison que sa mère. Il avait vu si souvent l'auteur de ses jours humble et timide devant sa femme, qu'à son tour il tremblait devant celle qui semblait seule avoir de l'autorité.

La bonne femme aimait son fils, comme une mère seule sait aimer; mais, peu expansive, elle n'affichait jamais une bien grande tendresse, et, moitié par habitude, moitié par humeur, elle aussi, au moindre écart de son fils, l'appelait : Oh! le vilain roux! Jean n'entendait donc partout que le même mot, la même insulte.

Une seule créature semblait ne pas le traiter aussi mal que les autres, et il en éprouvait une joie inestimable. Elle seule ne lui faisait pas un crime de la couleur de ses cheveux, ni des traits contrefaits de son visage.

C'était une petite fille, un peu moins âgée que lui, blonde et pâle, et aussi frêle que Jean était vigoureux. Rien de joli comme cette enfant avec sa robe de molleton rouge, à lignes, trop courte de la taille et des manches, et avec sa coiffe de coton d'où s'échappait une abondante chevelure couleur de chanvre. De grands yeux qui semblaient refléter le ciel, tant le bleu en était pur, donnaient à sa jolie figure une expression pleine de douceur et d'attrait. Ses pieds étaient presque toujours nus et ils étaient d'une forme charmante.

Elle n'avait plus que sa mère, mais cette mère était si

pauvre, si pauvre qu'elle était souvent secourue par ceux-là mêmes qui avaient la plupart du temps besoin de secours. Son mari, ouvrier maçon, s'était tué en tombant du haut d'une maison, et il n'avait laissé à sa femme que des larmes, une santé chétive et cette petite fille qui, à elle seule, valait, il est vrai, tous les trésors, tant elle était bonne et gentille.

On l'appelait Marie la Blonde, comme on appelait Jean, Jean le Roux.

Les maisons des deux petits héros de notre histoire se touchaient. Quand nous disons maisons, nous exagérons peut-être pour l'une des deux demeures. Celle de Marie ne se composait que d'un réduit obscur auquel il serait difficile de donner un nom, et d'une chambre où la lumière ne pénétrait que par la porte et par une lucarne à croisillons dont quelques vitres brisées étaient remplacées par des carreaux de papier. L'habitation des parents de Jean était plus grande et se trouvait dans un état moins délabré. Elle était égayée tout le jour par le bruit sonore du maillet frappant sur les cercles et par les chansons réjouissantes du bon tonnelier.

Un soir, Jean rentra tard, plus tard que de coutume; ses parents étaient inquiets, et si, à son arrivée, l'inquiétude se dissipa, ce fut pour faire place à la colère. Il fut reçu par sa mère qui, d'un débris de douve, lui caressa assez rudement les épaules, répétant son éternel refrain: Oh! le vilain roux!

Le pauvre garçon ne dit pas un mot, ne poussa pas une plainte. Sa physionomie avait un air plus ouvert, plus riant que de coutume.

Il avait eu une si bonne et si belle journée !... Pour la première fois, il avait trouvé des amis, des compagnons de jeu; il n'avait pas été repoussé comme un paria. Pendant plusieurs heures il s'était trouvé au milieu d'au

tres enfants, sans que ces enfants lui eussent lancé d'invectives.

Entre le premier et le deuxième des trois étangs, se réunissaient les enfants des quelques chaumières qui bordent l'eau. Marie y allait chaque jour, et bien souvent elle avait défendu contre ses petits camarades, le pauvre Jean que l'on repoussait sans cesse. Jean cependant venait aux environs du cercle formé par les gamins, et, certain de ne pas y être reçu, restait à distance, regardant d'un oeil attristé les ébats et les évolutions auxquels il aurait été si heureux de prendre part.

Cette fois encore Marie lui cria :

- Viens donc, Jean! viens jouer !

Jean fit quelques pas pour s'approcher, mais les autres qui avaient tous conservé du ressentiment contre lui, parce qu'ils se souvenaient du poids de son bras et qu'ils étaient en nombre, l'accueillirent de façon à exciter de nouveau sa mauvaise humeur.

- Ah! si le roux vient jouer avec nous, je me sauve; voilà l'heure où les troupeaux rentrent, et, s'ils voient sa tête, les bœufs vont s'élancer sur nous!

Jean aurait volontiers pleuré. Son envie était si grande de venir auprès de Marie! Mais il avait de la fierté dans le cœur : il devint rouge à ne plus laisser distinguer son visage de sa chevelure, il ferma les poings et courut vers les insolents pour les punir. Mais Marie s'élança au devant de lui et l'arrêta. Puis, se retournant vers les autres enfants, et le cœur lui battant bien fort, elle dit tout d'une haleine :

-Que vous êtes méchants! Pourquoi toujours fàcher ce pauvre Jean? Est-ce sa faute, s'il est comme ça ? Pourquoi nous bat-il toujours, lui?

- Parce que vous lui faites de la peine. Ne lui dites

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