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Le boucher nous fait la loi et le boulanger vous méprise c'est une grande faveur que ce dernier veuille bien vous envoyer son pain à domicile; quant à l'autre, payez ses os et son cuir sans observation, sinon il vous montrera sa porte ouverte, et le même accueil vous attendra chez tous ses confrères. Trouvez-moi un homme de plume qui ait la même fierté et la même indépendance qu'un boucher!...

Mais de tous les états, de toutes les professions, dans cette capitale, dans cette ville de cour surtout, la plus honorée, la plus libre, la plus indépendante, celle qui mène le plus sûrement et le plus vite à la fortune, c'est la profession de baes et de baesine. Vous croyez que je plaisante en disant la plus honorée. Vous avez tort: c'est un pur préjugé de votre part, qui se dissipera tout à fait quand il vous plaira d'ouvrir les yeux. — Croyezvous, par exemple, qu'il soit préférable d'être le fils ou la fille d'un conseiller à la cour d'appel, fût-ce même à la cour de cassation, que le fils ou la fille d'un estaminet de Bruxelles?

Le fils du cabaret ou de l'auberge n'aura pas besoin de pâlir sept ans au collège et cinq ans à l'université, pour devenir brasseur ou distillateur, ce qui par parenthèse équivaut à être duc, prince ou archiduc, dans le vieux pays de Flandre, et déjà un peu aussi dans le bon pays wallon.

Quant à la demoiselle du comptoir, pour peu qu'elle soit jolie, du haut de ce piédestal où elle reçoit les hommages de la foule, elle choisit le plus huppé de ses admirateurs, et elle aura pour l'attraper mille fois plus de chances que la fille du conseiller. Je dis mille fois plus, après avoir bien compté. Si vous refusez de croire cela, regardez donc autour de vous!

Ce dernier paragraphe ne m'appartient pas : il m'a été

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dicté par une dame du grand monde, qui a des filles charmantes, d'un esprit distingué, mais dépourvues de comptoir.

Je vous prie de ne pas croire toutefois, messieurs les baesen et mesdames les baesines, que ces lignes aient été écrites dans des vues hostiles ou peu bienveillantes pour vous et pour les vôtres. Non, non, il n'y a pas de sot métier, quand il nourrit ceux qui l'exercent bravement et loyalement.

J'ai voulu constater un fait, montrer les choses telles qu'elles sont voilà tout. Alors chacun s'arrangera comme il l'entendra. Ceux qui aimeront et qui choisiront une pauvreté noble et fière, feront bien, et ce n'est pas moi qui les détournerai de ce parti: - au contraire. Mais ne perdons pas de vue que nous faisons ici de l'économie politique, et que nous examinons une question d'argent. Il est vrai que cette question est vaste; je crois même qu'il ne serait pas difficile d'y ramener toutes les autres questions. Tout est en tout.

Mais c'est assez parler d'argent aujourd'hui. Causons d'autre chose.

UNE QUESTION D'ÉTAT.

La question que je vais poser, trouverait sa place naturelle dans le programme de l'Académie, section des sciences morales et politiques; mais jamais aucune académie, que je sache, n'en a pu inventer une aussi originale, ni aussi bonne, ni aussi grosse de conséquences politiques et morales.

Je viens donc en aide à notre Académie Royale, en lui indiquant cette question, me réservant, si elle la met au concours, de rédiger un mémoire in extenso, afin de gagner la médaille.

<«< On demande une réponse catégorique, avec démon>>stration complète, à la question de savoir s'il vaut >> mieux être ministre que garde-champêtre, ou garde>> champêtre que ministre? >>

That is the question.

Je puis déjà vous dire sans indiscrétion que ma réponse sera: il vaut mieux être garde-champêtre; mais je ne mettrai la main à l'œuvre sérieusement que quand le gouvernement aura promis d'ajouter une somme ronde à la médaille académique destinée au vainqueur, car je commence à me lasser de travailler pour rien :

«Soyez plutôt maçon... »

En attendant rien n'empêche de causer un peu sur ce sujet; mais il doit être entendu entre nous que ces pages n'auront aucun caractère académique.

Alphonse Karr, qui est un écrivain très-judicieux, a dit quelque part : « Les meilleures professions sont celles qui nous rapprochent le plus de la nature. » — Si cette définition est vraie, il est évident que le sort du garde-champêtre est mille fois préférable à celui du ministre. Mais je ne veux pas gagner ma cause si aisément. Voyons, examinons consciencieusement chacune des deux positions sociales, comparons-les sans prévention, sans préjugé...

Etre ministre!... Que de soucis! que de paperasses! Que de discours à préparer et à essuyer! Que de luttes à redouter et à soutenir ! Que de cheveux gris à gagner! Que de gastrites et de gastro-entérites à braver! Que de basses adulations à subir! Que de nuits à passer sans

sommeil, dans un lit délaissé hier par vos plus mortels ennemis, qui ont juré de revenir s'y coucher encore demain !

Votre hôtel est brillant; mais c'est une auberge où tout le monde vient se camper, chacun à son tour. Ce jardin est assez bien planté; mais ce n'est pas vous qui en avez semé les fleurs; ce ne sont pas vos enfants qui en cueilleront les fruits. Cette table où vous travaillez, ce fauteuil où vous trônez, que d'autres figures soucieuses j'ai vues là, à la même place, travaillant et trônant de la même manière, encensées par les mêmes cassolettes, chantées par les mêmes guitares, glorifiées par les mêmes grands prêtres du soleil levant, qui vous laisseront tout seul au premier nuage noir, car il est écrit:

<< Tempora si fuerint nubila, solus eris. >>

Que je vous plains, pauvre femme, qui avez pour mari un ministre! que je plains vos pauvres enfants! — Jamais une caresse, jamais un sourire! Toujours le spectacle d'un front ridé et d'un sourcil froncé. - Ni promenade dans les bois, ni pâquerettes à fouler dans les prés, ni dimanches, ni fêtes !

La chambre est là!... La tribune crie! elle beugle! elle tonne! elle foudroie!... Que parlez-vous de promenades et de pâquerettes, femme insensée, enfants maudits!... Laissez-moi... le pays m'attend...

Quelle vie charmante!... Il n'y a ni croix, ni crachats, ni bals, ni dîners à la cour, ni coups de canon, ni carillon sonnant à votre entrée dans une bicoque, ni cavalcade, ni rien qui puisse compenser l'ennui, j'allais dire l'enfer d'une pareille existence prolongée pendant une seule année.

S'il y avait du moins des millions à gagner!... Mais

non; une bonne étude de notaire rapporte plus qu'un portefeuille car le portefeuille glisse et le notariat reste.

Dans cette triste position, le meilleur caractère s'aigrit, le plus charitable devient misanthrope. On apprend à mépriser, sinon à haïr les hommes. - Si mon plus fidèle ami devient jamais ministre (quod Deus omen avertat!) qu'il soit bien sûr que je ne sonnerai plus à sa porte, comme je suis sûr qu'il ne sonnera plus à la mienne. J'attendrai que sa maladie morale soit passée, quand, libéré de la rue de la Loi, il aura été mis au vert durant tout un été. Alors seulement il redeviendra ce qu'il était auparavant, un charmant homme et un joli garçon.

Voilà pour le ministre. Passons au garde-champêtre. Quel plaisir d'être garde-champêtre, quand on a un peu de vocation pour l'état, et même un grain d'ambition!

Dès l'aube matinale, on est sur pied: on assiste au lever du soleil et l'on entend l'Angelus tinter... On foule un tapis de mousse doux au marcher; on aspire l'air embaumé des bois et des prairies.

Une promenade à faire le long des blés, au bord des vergers... Écouter la caille et la perdrix qui rappellent leurs poussins dans les trèfles; voir si quelque lièvre, espoir du souper de la famille, s'est pris au piége qu'a dressé le braconnier, observé hier du coin de l'œil; être en honneur chez les fermiers et salué par les bergères; être la terreur des gamins qui vont à la picorée et la providence des honnêtes gens de l'endroit; trouver le petit verre partout sur son chemin, sans en abuser cependant, et faire quatre fois le jour un repas frugal sur une table rustique présidée par la ménagère rieuse et pleine de santé. Toujours un magnifique spec

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