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Si de la partie morale nous paffons à celle du génie, quel homme a deffi• né plus fortement les caracteres ? Qui eft defcendu plus avant dans les profondeurs de la politique? a mieux tiré de grands réfultats des plus petits événemens? a mieux fait à chaque ligne, dans l'hiftoire d'un homme, l'hiftoire. de l'efprit humain & de tous les fiècles? a mieux furpris la baffeffe qui se cache & s'enveloppe ? a mieux démêlé tous les genres de crainte, tous les genres de courage, tous les fecrets des paffions, tous les motifs des difcours, tous les contraftes entre les fentimens & les actions, tous les mouvemens que l'ame fe diffimule ?a mieux tracé le mêlange bizarre des vertus & des vices, l'affemblage des qualités différentes & quelquefois contraires ; la férocité froide & fombre dans Tibère, la férocité ardente dans Caligula, la férocité imbécile dans Claude, la férocitéfans frein comme fans honte

dans Néron, la férocité hypocrite & timide dans Domitien; les crimes de la domination & ceux de l'esclavage; la fierté qui fert d'un côté pour commander de l'autre; la corruption tranquille & lente, & la corruption impétueufe & hardie; le caractère & l'efprit des révolutions, les vues oppofées des chefs, l'inftin& féroce & avide du foldat, l'inftina tumultueux & foible de la multitude, & dans Rome la stupidité d'un grand peuple à qui le vaincu, le vainqueur, font également indifférens, & qui fans choix, fans regret, fans defir, affis aux fpectacles, attend froidement qu'on lui annonce fon maître; prêt à battre des mains au i hazard à celui qui viendra, & qu'il auroit foulé aux pieds, fi un autre eut vaincu. Enfin dix pages de Tacite apprennent plus à connoître les hommes, que les trois quarts des hiftoires modernes enfemble. C'eft le livre des vieillards, des philofophes, des ci

toyens,

toyens, des courtisans, des Princes. Il confole des hommes, celui qui en est loin; il éclaire celui qui est forcé de vivre avec eux. Il est trop vrai qu'il n'apprend pas à les eftimer: mais on feroit trop heureux que leur commerce à cet égard, ne fut pas plus dangereux que Tacite même.

J'ai parlé de fon éloquence; elle est connue. En général ce n'eft pas une éloquence de mots & d'harmonie ; c'eft une éloquence d'idées qui fe fuccèdent & fe heurtent. Il femble partout que la pensée fe refferre pour oc cuper moins d'efpace. On ne la prévient jamais, on ne fait que la fuivre. Souvent elle ne fe déploie pas toute entière, & elle ne fe montre, pour ainsi dire, qu'en fe cachant. Qu'on imagine une langue, rapide comme les mouveniens de l'ame; une langue qui pour rendre un fentiment, ne le décompoferoit jamais en plufieurs mots; une langue dont chaque fon exprimeroit

Tome I.

L

une collection d'idées; telle eft prefque la perfection de la langue Romaine dans Tacite. Point de figne fuperflu, point de cortége inutile. Les pensées fe preffent, & entrent en foule dans l'imagination; mais elles la rempliffent fans la fatiguer jamais. A l'égard du ftyle, il eft hardi, précipité, fouvent brufque, toujours plein de vigueur. Il peint d'un trait. La liaison eft plus entre les idées qu'entre les mots. Les muscles & les nerfs y dominent plus que la grace. C'eft le Michel-Ange des Ecrivains. Il a fa profondeur, fa force, & peut-être un peu de fa rudeffe.

Nous favons qu'il exerça pendant la plus grande partie de fa vie la profeffion d'Orateur, & il ne s'appliqua à l'histoire que dans fa vieilleffe. Etant Conful fous Nerva, il prononça l'éloge funebre de Virginius. C'eft ce même Général qui avoit refufé trois fois l'empire, qui par-là déplut aux armées dont il méprifa la haine, qui

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les fit obéir en dédaignant leur préfent, & qui vécut tranquille & refpe&é ̈ fous fix Empereurs, quoiqu'il n'euc tenu qu'à lui d'être à leur place. Pline le jeune dont Virginius avoit été le tuteur & l'ami, nous en parle avec transport dans plufieurs de fes lettres. Il a

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joui trente ans de fa gloire, noús

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dit il; il a vu des poëmes compofés » en fon honneur, il a lu lui-même » fon hiftoire, & la postérité a com» mencé lui de fon vivant. Sa » pompe funèbre, ajoute-t'il, a honoré » le prince, fon fiècle, Rome & la tri» bune romaine; & il n'a rien manqué » au bonheur de fa vie, car il a été » loué après fa mort par le plus élo»quent des hommes » *.

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Un tel éloge prononcé par Tacite devoit être intéreffant; mais nous ne l'avons plus. Heureufement il nous refté de lui le chef-d'œuvre & le mo

*PLIN. Epift. lib. 1.

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