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crève-cœur il était sans postérité. Comme pour se distraire, il se mit à persécuter les moines chrétiens qui se répandaient partout dans ses Etats, et il se montra d'autant plus implacable qu'un de ses plus puissants vicerois (ápxɩcatpátn≤) venait de se faire ermite. Le satrape avait fièrement répondu au grand roi que, séduit par une douce parole, il avait enfin reconnu que l'Éternel seul était réel, que le monde n'était que néant, et que les ermites feraient désormais sa seule famille.

Bientôt il naquit au roi un enfant d'une beauté merveilleuse; on fit de grandes fêtes et de pompeux sacrifices. Cinquante-cinq des meilleurs devins chaldéens furent solennellement chargés de l'horoscope, et il fut pronostiqué que l'enfant nommé Jôasaph aurait un jour un royaume qui serait cent fois plus beau que celui de son père. Il y eut même un astrologue (nommé Daniel dans une des nombreuses imitations du roman) qui prédit au père que son fils se ferait chrétien.

Cette dernière prédiction empoisonna, comme bien on pense, la joie du despote qui résolut toutefois de maîtriser même le destin. Il fit bâtir, dans une ville peu fréquentée, un palais des plus splendides. Il l'assigna comme demeure à son fils, à peine sorti de l'enfance. Aucune personne étrangère ne pouvait arriver jusqu'à lui, et les serviteurs et les pédagogues qui l'entouraient, tous beaux et jeunes comme le prince, avaient reçu l'ordre absolu de ne lui révéler aucune des misères de la vie, ni mort, ni maladie, ni vieillesse, ni indigence, ni rien de ce qui pût troubler la sereine quiétude de son cœur. Il fallait, au contraire, l'entourer de toutes les choses agréables et char

de Montfort du XIe siècle donne Avenier. Cela s'expliquerait sans peine par la permutation gasconne, espagnole et romaïque de b, v. Mais nous croyons avec Th. Benfey (Gottingische gelehrte Anzeig, 2 juin 1860), que tous les noms de la légende sont de provenance indienne, mais successivement travestis par des traductions ou imitations persanes, syriaques, etc.

mantes, en sorte que jamais une interruption de jouissance ne pût lui suggérer une sombre et sérieuse pensée. d'avenir.

Mais cette vaghezza dont parle l'italien, et qui vient aux garçons comme aux filles qu'on emprisonne contre le vœu de la nature, fit bientôt valoir ses droits. Force fut alors de laisser sortir le prince; mais son père n'en fut pas découragé. Il ordonna qu'on réunît des chevaux magnifiques pour un nombreux et brillant cortége toujours prêt à entourer son fils dans ses promenades, de façon à lui cacher la vue de tout objet triste ou sale qui pourrait se rencontrer...

Pendant très-longtemps la critique s'est bornée à rapporter ces détails de quelques contes arabes ou persans. On a surtout institué la comparaison avec un roman arabe qui semble inspiré d'un passage d'Avicenne. Le philosophe Ebn Tophaïl, qui mourut à Séville en 1190, a montré, en effet, dans l'histoire d'Ebn Yokdhan, qu'on pourrait appeler l'Émile musulman, ce qu'il y a de ressources dans la pure éducation de la nature. Mais au fond la comparaison aboutirait mieux avec quelque fiction à la Robinson. Dans l'histoire de l'éducation de Joasaph, ce qui domine au contraire c'est le conflit entre la volonté paternelle et les tendances instinctives du fils.

M. Th. Benfey, l'an dernier, en étudiant à nouveau le Pantcha-tantra, eut occasion de signaler le caractère bouddhiste de plus d'une partie de la légende du Barlaam. Mais en général il se borne à rechercher la filiation et les accointances orientales et occidentales des paraboles assez nombreuses et assez remarquables que contient la partie dogmatique du roman. Les contes du rossignol et de l'oiseleur, de l'homme qui fait ia licorne, du véritable ami que l'on néglige, de l'insulaire prévoyant, de la fille du pauvre qui a un trésor caché, etc., ont désormais une généalogie bien établie.

Il y a même, au XVIIIe chapitre de la traduction du Barlaam grec par M. F. Liebrecht, un apologue que

M. Th. Benfey semble avoir un peu perdu de vue. Barlaam raconte à Joasaph qu'un riche ayant fait élever avec soin une jeune gazelle, ne put l'empêcher de finir par regretter le désert. Un jour, ayant réussi à tromper la vigilance de ses gardiens, elle rejoignit un troupeau de gazelles. Plusieurs fois elle parvint à les rejoindre encore pour gambader tout un jour avec ses pareilles et s'en retourner le soir au parc de son maître. Les gardiens ayant enfin pu suivre sa trace la garrottèrent en même temps qu'ils tuèrent une grande partie du troupeau.

Même à travers la plus sèche des traductions, on est frappé de la poésie de cette fable. Or, le IIe livre du Pantcha-tantra, intitulé « Comment on gagne des amis, >> roule principalement sur une sorte d'alliance défensive conclue entre la corneille Vol-léger, la souris Mont-d'or, la tortue Traînarde et la gazelle Tschitrânga (tachetée). Il y a là plusieurs aventures auxquelles on ne peut se défendre de s'intéresser et où domine véritablement le ton charmant et cordial des Deux Pigeons de la Fontaine 1.

La gazelle raconte que dans son enfance elle avait toujours l'étourderie de trop s'éloigner du troupeau. Il lui arriva un jour de donner tête baissée dans un piége, et c'était en vain que toutes ses compagnes l'environnaient et la couvaient de leurs yeux si doux et si profonds. Le chasseur ne la tua pas, mais la vendit à un fils de roi. Celui-ci fit prodiguer à la charmante prisonnière les bains, les parfums et les mets les plus délicats. C'était à qui, des femmes ou des enfants du harem, la comblerait de caresses; mais la pauvre bête n'y gagnait, en fin de compte, que des meurtrissures, des maladies et surtout de l'ennui. (Benfey, Pantcha-tantra, II, 211.)

« Un jour, dit-elle à ses amis, me trouvant près du prince, je me pris à penser à mon troupeau, et tout à coup il m'arriva de dire tout haut :

1 Cette fable se retrouve également dans l'Inde; mais en est-elle bien originaire?

Ah! que ne suis-je haletante, à la suite du troupeau, battue des vents et de la pluie ?... »

Le fils du roi, stupéfait, se crut possédé du démon, puisque en sa présence une gazelle avait parlé. Il fit consulter tous les sorciers du royaume et promit une belle récompense à celui qui pourrait le débarrasser de tout maléfice.

Pour la gazelle, sans autre forme de procès, on vous la battit à coups de bâton, à coups de pierre, tant et si bien qu'elle allait mourir, si quelqu'un ne se fût avisé d'expliquer au prince que les mélancoliques paroles de la prisonnière ne devaient être attribuées qu'à la naturelle influence d'un temps pluvieux, etc., etc.

On ne saurait méconnaître ici une grande analogie de couleurs et d'éléments, malgré toute la différence des tendances et des applications. Quant à la gazelle douée un moment de la parole humaine, il suffit de remarquer, avec M. Benfey (I, 327), que dans les écrits bouddhistes on identifie les âmes des bêtes et celles des hommes en vertu de la métempsycose. Il en résulte que les animaux nous y apparaissent moins avec leurs instincts naturels qu'avec les réminiscences d'une vie antérieure ou les pressentiments d'une métamorphose d'outre-tombe. Peut-être même est-ce pour cela que les fables grecques et modernes, affranchies de toute intention théologique, sont si naturelles et si saisissantes. Pour Bouddha les animaux sont des âmes en pénitence; pour la Fontaine, ce ne sont que d'amusants instincts. N'en va-t-il pas un peu de même des dieux indiens, beaucoup plus symboliques que les dieux grecs, qui ne sont plus guère que des héros ou même des hommes? La littérature bouddhique a été une des plus fécondes du monde, mais elle a été alourdie et comme écrasée par l'élément théologique, dogmatique ou didactique.

VI

Il était réservé à M. F. Liebrecht, depuis longtemps passionné pour les généalogies de contes et d'apologues, de constater nettement une provenance bouddhique, non pas seulement dans les épisodes et les exemples de notre roman théologique, mais jusque dans les principaux fils de sa trame.

C'est la vie du Bouddha, racontée par M. Barthélemy Saint-Hilaire (Le Bouddha, etc., Paris, 1860), qui a mis le savant professeur de l'École normale de Liége sur la trace d'une importante découverte.

Dans son article sur les sources du Barlaam et Josaphat (Journal d'Ebert, à Berlin, pour les littératures romanes et celles de l'Angleterre, II, 314), M. Liebrecht commence par se rattacher à ceux qui donnent une réalité historique au plus ancien des romans ascétiques de l'Europe. Ce n'est pas qu'il admette un Abenner et un Joasaph dans les nombreuses dynasties indiennes, mais ayant définitivement reconnu dans cette légende apocryphe une appropriation de la vie de Bouddha, dont M. Barthélemy Saint-Hilaire résume les nombreux caractères d'authenticité, il pouvait sans exagération dire que le conte dévot était comme le décalque d'une histoire réelle.

Il est bien entendu que cette provenance indienne ne doit s'admettre ici que pour le cadre légendaire quant à la prédication qu'il renferme, elle est bien essentiellement chrétienne, et les infiltrations bouddhistes qu'on y a cru remarquer ne sont que des analogies de monachisme à monachisme.

Ce qui domine le parallélisme entre la légende chrétienne et l'histoire bouddhique, c'est que dans les deux rédactions on trouve un fils de roi renonçant pour la vie ascétique à toutes les splendeurs du trône, à toutes les affections humaines, et résistant aux larmes de la fa

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