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Puis, descendant plus bas encore, les héros de la littérature sont devenus les types favoris du peuple railleur et conteur. Tel est le caprice des avatars ou métamorphoses d'une pensée nationale. Sans doute, on peut mésuser de ce principe comme de tant d'autres; mais cette absorption graduelle du mythe dans le conte bleu est une curieuse loi de l'esprit humain, découverte de nos jours, et qui aidera plus qu'on ne pense à constituer l'histoire des mœurs, des préjugés et des coutumes les plus intimes 1.

III

Dans l'histoire des romans, la légende de Barlaam et de Josaphat arrive après les nombreuses compositions romanesques des Grecs de l'Asie antérieure. Mais on ne peut rien déduire de sérieux ni quant à cette succession chronologique, ni quant à ce voisinage géographique. L'œuvre attribuée à Jean de Damas est, sous tous les rapports, aux antipodes de ces sensuelles épopées de la décadence grecque, qui n'avaient retenu du culte du beau que la frivolité lascive; d'ailleurs, les romanciers païens ne tiennent qu'aux jouissances de la terre et au culte de la forme; dans le roman chrétien au contraire les paraboles l'emportent sur les aventures, et les expositions de dogmes sur les paraboles elles-mêmes. La forme est

1 Il en est de la mythologie comparée comme de la philologie comparée il faut, avant tout, opérer sur une grande étendue. Il faut de nombreux points de comparaison et l'on peut en prendre dans les choses les plus humbles pour arriver à dresser un arbre généalogique. Voyez, par exemple, comme Grimm et Max Müller s'adressent aux quatre points cardinaux pour interpréter les mythes de Polyphème, de Daphné, etc. (Revue germanique, 1859-1860). Voyez aussi comme Manhardt (Die Götterwelt der Deutschen, 1860) rattache l'ogre germanique au rakshasas indien. Dans le recueil de légendes mecklenbourgeoises (Lpz., 1859), on retrouve la sirène et mainte autre conception hellénique.

sèche, décharnée et ne se soutient et ne s'anime que par le feu des convictions ultra-spiritualistes.

Il serait plus naturel de chercher pour ce conte dévot des affinités avec la littérature mystique de l'Égypte et de l'Ethiopie. Outre les mœurs d'anachorètes qui rappellent la Thébaïde, on peut faire valoir certaines expressions. On peut se demander pourquoi l'auteur, avant de commencer son récit, s'attache à comparer l'Inde à l'Égypte pour les distances et les rapports de position, et pourquoi il lui a paru que l'Inde n'est baignée par la mer que du côté de l'Égypte. Serait-ce en souvenir des antiques relations commerciales entre ces deux pays? Le théologien-conteur aurait-il vécu assez longtemps sur les bords du Nil pour savoir qu'au moyen de la mer Rouge, Alexandrie a été pendant des siècles l'intermédiaire obligé entre l'Orient et l'Occident? Se rappellerait-il Cosmas, surnommé Indicopleustes, ce marchand alexandrin du vre siècle qui, de retour de ses lointains voyages, se fit moine pour avoir le loisir d'écrire sa curieuse Topographie chrétienne?

Pour ce qui est de l'Ethiopie, il est avéré aujourd'hui que sa littérature chrétienne a précisément à l'excès les défauts que tout le monde reconnaît au roman de Barlaam. Un mysticisme sans frein, un mépris violent de tout ce qui est œuvre de raison et de civilisation, une incroyable hardiesse dans la supposition des circonstances les plus improbables, les plus impossibles, voilà les qualités banales et communes à toutes ces compositions qui ne louent le ciel qu'en maudissant la terre. Dans une curieuse étude insérée dans le Journal de la Société orientale de l'Allemagne (1, 2), M. H.-V. Ewald' a constaté le caractère théocratique et pétrifiant de la littérature éthiopienne. Nulle part peut-être le christianisme n'est aussi défiguré que dans ce malheureux pays livré entièrement à la discrétion d'un clergé avide et superstitieux. C'est là qu'a régné longtemps la littérature apocryphe de la Bible. Les contes les plus saugrenus y ont été composés sous couleur de religion. Tantôt c'est une lettre de Jésus-Christ qui

tombe du ciel pour recommander la dîme et les autres priviléges des prètres; tantôt c'est un dialogue entre Jésus et Abbâ Sinôdô, ermite renommé de la Haute Égypte, sur les menus détails du Jugement dernier.

Les Ethiopiens ont eu jadis une quantité considérable de livres sur l'histoire des solitaires du désert; mais ce n'étaient assez souvent que des traductions du syriaque. Ils aimaient aussi à faire des calendriers contenant pour chaque jour une biographie de saint. Jusqu'à présent, toutefois, on n'a rien trouvé dans ce deliquium de littérature qui se rattache formellement à notre légende de Barlaam. L'historien anglais Warton, qui aime en général à faire compter l'influence orientale, est le seul, croyonsnous, qui ait formellement indiqué l'Éthiopie chrétienne comme berceau de notre légende.

IV

Le texte grec édité par Boissonade commence de la manière la plus prolixe, la plus diffuse on est naturellement porté à croire à une amplification. — « Je vais raconter, dit l'auteur, une histoire que m'ont racontée des hommes prudents venus de l'intérieur du pays éthiopien qu'on appelle Inde. » C'est à peu près comme saint Chrysostome parlant de saint Thomas allant en Ethiopie, sans en avoir d'autre raison que l'opinion commune qu'il a été aux Indes.

On n'a peut-être pas fait suffisamment attention jusqu'ici aux mots qui suivent : ἐξ ὑπομνημάτων... μεταφράσαντες (Boissonade, Anecdot., IV, 3). Il semble qu'en s'en exprimant de la sorte, l'auteur n'a pas voulu laisser ignorer qu'il n'était qu'un traducteur, ou du moins qu'il écrivait sous la dictée d'une traduction orale. Peut-être aussi ne faut-il pas attacher grande importance à ce passage, et n'y voir qu'une de ces assertions gratuites, si fréquentes au début des récits du moyen âge. Qu'on se

rappelle seulement la manie de nos vieux poëtes flamands ou wallons-romans de se réclamer toujours de quelque auteur vénérable. On doit croire d'ailleurs que si l'auteur du Barlaan s'était borné à traduire, il n'aurait pas songé à écrire « Le pays qu'on appelle Inde est un grand et populeux pays, très-éloigné de l'Égypte. » Enfin, un traducteur de chronique indienne se serait-il avisé de parler des hautes montagnes de la Perse désolées par l'idolâtrie? Évidemment un auteur indien de cette époque ne pourrait entendre par idolâtrie persane qu'un simple schisme de l'antique religion des Aryas. Les Indiens et les Persans, après avoir longtemps vécu sous les mêmes lois en Bac-. triane, comme le démontrait encore récemment M. A. Pictet dans ses Origines indo-européennes, ont fini par constituer deux nationalités à tendances opposées. Dès lors une partie de la religion primitive a été taxée d'idolâtrie, soit au delà, soit en deçà de l'Indus. C'est ainsi que les zoroastriens regardaient comme des diables certains devas ou divinites brahmaniques, tandis que les Indiens transformaient en démon Asura, la grande divinité mazdéenne Ahura. Cette transformation se retrouve dans l'histoire de l'Apollon gréco-latin devenant un démon du moyen âge en compagnie de Mahom et de Tervagant.

Selon Eusèbe, le christianisme pénétra en Perse dès le Ie siècle, et les rois Parthes, sans le favoriser, le tolérèrent comme ils avaient fait du mouvement intellectuel des Juifs de Babylone. Mais au me siècle, Ardeschir ayant remplacé les Arsacides par les Sassanides, organisa une vigoureuse réaction en faveur du zoroastrisme 1. On persécuta les juifs et les chrétiens, également accusés d'idolâtrie. Le parsisme, confondu dès lors avec le magisme par Agathias et les autres, provoqua une véritable renaissance littéraire. Ce fut surtout dans la langue appelée tantôt pehlvi, tantôt huzvaresch, qu'on manifesta la réprobation de tout ce qui n'était pas conforme à la religion

1 Cf. Spiegel, introd. à sa trad. de l'Avesta, p. 20.

nationale. Peut-être l'auteur du Barlaam veut-il faire allusion à cette réaction sassanide qui fit rédiger entre autres la cosmogonie du Boundehesch et la légende romanesque du prêtre Ardaï-Viraf qui, après sept jours d'extase religieuse, produite par une potion sacramentelle du homa (le soma indien), revint de l'autre monde et révéla la loi en présence de sept sages de la Perse. On sait par la mythologie indienne, par les poëtes grecs, par la République de Platon, par Virgile, par le Dante et jusque par notre légende flamande de Tondalus, combien ce cadre est banal. On peut rapprocher ici l'encadrement littéraire des Chants de Sôl, par le prêtre islandais Semund. Le poëte suppose qu'un père, qui est entré après sa mort au ciel, redescend sur la terre, et dans une apparition nocturne, se présente à son fils pendant son sommeil pour lui exposer en songe la morale chrétienne.

Pour ce qui est du mépris avec lequel l'auteur du Barlaam parle des cultes étrangers, Gervinus et Jonckbloet ont tort de s'en étonner. Ne s'agit-il pas, avant tout, de propagande, et, dès lors, n'était-il pas inévitable que Joasaph ou tout autre personnage de la légende traitât ses ses adversaires comme des fous, des ignorants et des fanatiques 1?

V

Le texte grec nous raconte qu'à l'époque où le monachisme égyptien suscita celui de l'Inde, le roi Abenner 2 était, au point de vue mondain, l'homme le plus heureux de tout le vaste pays au delà de l'Indus. Il n'avait qu'un seul

1 Le Barlaam flamand a été tiré de Vincent de Beauvais (Miroir historique). A cette source encyclopédique semble avoir puisé le trouvère anglo-normand Chardry. Gui de Cambrai, au contraire, se rattache à Jean, doyen d'Arras.

2 Le texte de la Bibliothèque de Bruxelles (manuscrit latin du XVe siècle) donne Avenir. La traduction mittelhochdeutsch de Rudolph

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