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Père de l'Église composer ou copier un roman destiné à répandre dans les masses le dégoût des choses mondaines. Peut-être avait-il reçu d'un certain moine (Joannes Sinaïta) quelque vieux manuscrit syriaque, arabe ou persan. Le savant docteur Théodore Benfey, dans ses études sur les sources et les dérivés du Pantcha-tantra, véritable Pentateuque de morale bouddhique, vient de nous montrer une fois de plus combien l'Inde a fourni de matières à traduction ou à imitation pour presque toutes les littératures de l'Asie.

Bellarmin, Labbé, Casimir Oudin et d'autres ont pu mépriser ce conte monacal 1; mais, à s'en tenir strictement au point de vue littéraire, il faut reconnaître, avec Valentin Schmidt, que la légende de Barlaam et Josaphat est le type le plus parfait des contes occidentaux destinés à prouver la vanité des relations sociales, la malédiction de la vie et les hauts mérites du monachisme. Il en résulte que le vieux solitaire de Syrie, mort en odeur de sainteté et dans des circonstances qui se retrouvent dans le roman ascétique, pourrait très-bien être le rédacteur, soit en grec, soit même en syriaque, d'une biographie dont il était enthousiaste au point d'en faire le modèle de sa propre existence. Il est vrai qu'on objecte que la procession du Saint-Esprit est définie dans ce roman tout autrement que dans les écrits théologiques de Jean de Damas. On a répondu avec raison, ce nous semble, que cette diversité d'expression ne pouvait avoir alors une véritable portée, puisque cette question n'a été définitivement posée et vidée que plus tard sous Photius 2.

1 Voir la préface de la traduction allemande du Barlaam, par Félix Liebrecht. Munster, 1847. — Cf. Jonckbloet, Gesch. der middennederl. dichtkunst, II, 442.

2 Au XIIe siècle, l'évêque de Paris et le disciple d'Abailard, Pierre le Lombard, qui mourut en 1164, établit, d'après Cassien et Grégoire le Grand, sept péchés capitaux, et ce nombre fut adopté depuis dans la théologie ou doctrine scolastique et orthodoxe (Bergmann, Chants de Sôl, poëme de l'Edda, p. 25).

Au surplus, la recherche de la paternité du Barlaam perdra beaucoup de son intérêt scientifique dès qu'on aura adopté les conclusions dont nous parlerons tout à l'heure.

Le titre même du manuscrit utilisé par Boissonade annonce une origine lointaine. Il s'agit d'événements survenus dans cette partie de l'Éthiopie qu'on appelle Inde 1. Qu'est-ce à dire? Admettrons-nous avec l'auteur d'une thèse récente que les anciens entendaient exclusivement par Éthiopiens des peuples de race nègre 2? Ou plutôt, tenant compte de l'élasticité des noms ethnographiques de l'antiquité, ne faut-il pas entendre par Éthiopiens les inconnus du Sud-Est, de même que le professeur Bergmann proposait en 1858 d'entendre par Scythes les inconnus du Nord-Est, et tout au moins les Germains et les Slaves?

Peut-être l'explication essayée par Th. Benfey dans son article sur l'Inde (Encyclopédie Ersch et Gruber, p. 32) paraîtra-t-elle plus satisfaisante. Selon cet indianiste sagace, les Éthiopiens orientaux et occidentaux admis par Homère, Hérodote et jusqu'à un certain point par Arrien, ‹ auraient été d'abord ainsi divisés par les Phéniciens qui, déjà vers l'an 1000 avant notre ère, tiraient d'Ophir (Malabar) et d'ailleurs l'ivoire, l'étain et cent autres produits précieux de l'Inde, qu'ils vendaient ensuite en Asie mineure, en Europe et en Égypte. D'un autre côté, grâce à la connaissance des moussons périodiques, les navigateurs indiens eurent de bonne heure des stations navales et commerciales à Socotora (Dioscoride), peut-être même

1 On aimait tant à confondre l'Égypte avec l'Inde que c'est peut-être pour cela seulement qu'on a si longtemps nommé Égyptiens (Gitanos, Gipsies, Egyptenaars) les Zigeuner dont la langue est sanskritique (Pott, Die Zigeuner).

2 Quid Libycæ geographiæ, auctore Plinio, Romani contulerint (Thèse de doctorat, par M. Michon. Paris, 1859). L'auteur explique aussi les Troglodytes par les Gallas, et prétend que les Nasamons sont des colons venus de la Grèce et de la Phénicie.

jusqu'à Madagascar. On peut même affirmer que jusqu'à l'invasion musulmane, l'Inde ne cessa d'entretenir des relations très-intimes avec l'Égypte et avec l'Afrique orientale en général. N'est-il pas à croire que les gens de l'Inde, soit Aryas plus ou moins bruns, soit Varvaras plus ou moins noirs, ont pu être aisément confondus par l'étranger avec les populations véritablement éthiopiennes ? Réciproquement, les Abyssins se nommaient jadis Indiens, et la dénomination d'Indiens arabes ou d'Indiens jaunes a longtemps servi à désigner les populations encore peu connues du sud de l'Arabie. Enfin, la langue des inscriptions himyarites de l'extrémité méridionale de la péninsule arabique n'est-elle pas quelquefois appelée éthiopienne 1?

II

Un autre point d'inépuisable controverse est de savoir si l'histoire de Barlaam et Josaphat n'est qu'une pieuse fiction, ou s'il s'agit de faits réels plus ou moins naïvement ou habilement travestis. Quelques critiques s'appuient sur le martyrologe romain citant ces deux saints avec des détails conformes à notre roman, et croient qu'à tout prendre il faut y voir un noyau historique, de même que dans les récits sur Ruth, Esther, Judith, Tobie et Job, où ils prétendent reconnaître les modèles et les inspirations littéraires de l'écrit qui nous occupe. Toujours estil que les merveilles de cette histoire de solitaires sont généralement dans le ton de ce qu'on rapporte de cette époque assez peu discutable. Les moines de la Thébaïde apprivoisent des lions, catéchisent et convertissent en quelque sorte des louves (Sulpice Sévère, édit. de Lou

1 Cf. l'article de M. Vivien de Saint-Martin (Revue germanique, t. III, p. 223) sur le rôle de l'Allemagne dans les modernes explorations du globe.

vain, 1680, pp. 64, 65, 69, 72). Ces successeurs des thérapeutes ôtent au serpent lui-même son venin et sa traditionnelle malveillance. Dunlop cite les Vies des Pères des déserts, où l'on voit jusqu'à des crocodiles transporter les ermites d'une rive du Nil à l'autre 1. Antoine, surnommé le plus ancien des moines, pronostique sa mort comme fait Barlaam et comme fait aussi le Bouddha. Pacôme, né dans la Haute Thébaïde, qui de soldat se fait ermite à la suite de Palémon, puis meurt dans le désert en 348, offre dans sa biographie plus d'un trait qu'on retrouve dans la légende attribuée au moine Jean. Evidemment encore le texte grec et ses innombrables traductions et imitations dans les langues européennes s'encadreraient sans peine dans la Legenda aurea. Il n'y a guère que les querelles et les sanglantes émeutes de moines dont parle ChampollionFigeac (Egypte ancienne, 474, collection de l'Univers de Didot) qui ne s'y retrouvent pas. Une véritable mansuétude, un peu quakérienne, un peu bouddhiste, domine dans tous les épisodes. On n'y tue pas, à la manière de saint Cyrille, qui, aidé des solitaires du désert, fait assassiner la belle et savante Hypathie, philosophe d'Alexandrie; on préfère se laisser tuer. Parfois aussi, par un touchant raffinement de piété, on renoncera à la gloire du martyre, afin d'épargner aux bourreaux un surcroît de crimes. Si la légende de Barlaam et Josaphat est un écho de faits réels, on peut admettre qu'elle se rattache à ces anachorètes de la Syrie qui avaient quelque chose de la tolérance des ascètes de l'Inde, la patrie de l'ascétisme. Théodore Benfey a expliqué la persécution des bouddhistes par les brahmanes (du vie au xe siècle de notre ère), comme un fait exceptionnel et purement politique. Pendant plus de 500 ans, la réaction contre le protestantisme égalitaire du bouddha ne fut qu'une opposition de théologie à théologie.

1 Page 303 de la traduction allemande de Dunlop (History of fiction), considérablement annotée par Félix Liebrecht, professeur à l'athénée et à l'école normale de Liége (Berlin, 1851).

Les brahmanes s'étaient contentés de rédiger le code universel de Manou et de renforcer la superposition des castes. En même temps que se développait la littérature brahmanique, archaïque ou réactionnaire, les bouddhistes continuaient de sculpter leurs grottes colossales d'Ellora, d'Eléfanta et de Salsette, sous l'inspiration des souvenirs laissés par les artistes grecs de la cour bouddhiste du roi Asoka, ce grand ennemi de la peine de mort. Au reste, quant aux guerres de religion, nous ne pensons pas que l'Europe ait quelque chose à envier à l'Inde.

Mais cette conformité de l'histoire de Barlaam et Josaphat avec les mœurs d'une époque ou d'une école, ne suffit pas pour conclure à la réalité des faits racontés. Il y a bien eu un saint Barlaam, né au début du me siècle dans un village voisin d'Antioche et martyrisé sous Dioclétien; mais cette biographie n'a rien qui frappe pour notre concordance. D'autre part, quand les Portugais établirent leurs premières factoreries dans l'Inde, ils trouvèrent sur la côte de Malabar environ deux cent mille chrétiens qui s'appelaient disciples de saint Thomas et qui proposèrent d'eux-mêmes de se joindre à l'Église de l'Ouest, tout en hésitant à accepter la suprématie de Rome, la confirmation, l'extrême-onction et la confession. auriculaire. Les Portugais installèrent l'inquisition et persécutèrent ces chrétiens syriaques.

Or, au commencement du roman grec de Barlaam, on fait allusion à l'apôtre saint Thomas, qui, comme on assure, après avoir fondé le christianisme en Syrie, dans l'Arabie heureuse et dans l'île de Socotora, débarqua à Cranganore en l'an 51 1. Encore aujourd'hui, la montagne et la ville de Saint-Thomas, près de Madras, sont un lieu de pèlerinage. De l'Inde, de la Perse, de la Syrie, de l'Arménie, on accourt baiser la place où, selon la tradition, l'apôtre a été lapidé. On emporte même la terre rouge du sol par fragments, espérant en obtenir des

1 L'Inde anglaise, par Ed. de Warren. Bruxelles, 1845, II, 258.

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