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» ont été accueillis avec un enthousiasme difficile à décrire. » Le dernier couplet, répété à la demande générale, a été » écouté dans un recueillement religieux; tout l'auditoire, » debout et la tête découverte, partageait l'émotion de >> M. Campenhout. Des applaudissements unanimes ont éclaté » après chaque couplet, et l'auteur et le compositeur ont été >> réunis dans la même ovation. >>

Ici grand embarras. Voilà deux affirmations en présence : d'après la première, la Brabançonne a été composée sur l'air des Lanciers polonais; d'après la seconde, Campenhout est l'auteur de la musique « des deux Brabançonnes. »

Comment concilier ces deux affirmations?

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Il nous a été impossible de retrouver l'air des Lanciers polonais; la Clef du Caveau, dans son édition publiée tout récemment par Cotelle, à Paris (Bibliothèque royale, no 3867), ne donne aucun renseignement sur cet air. Serait-ce l'air même de la Brabançonne qui aurait servi une première fois à une romance quelconque de Campenhout? Au contraire, Campenhout a-t-il appliqué, après coup, un air de lui à la première Brabançonne; Jenneval, acceptant cet air, l'a-t-il adapté à la nouvelle Brabançonne, et serait-ce par erreur qu'en novembre 1830, publiait encore la nouvelle Brabançonne sur l'air des Lanciers polonais? Ce qui tend à le faire croire, c'est que, à partir du 29 septembre 1830, l'on trouve accolés, comme on l'a vu, les noms de Jenneval et de Campenhout; c'est en outre que Jenneval a introduit, dans son chant nouveau, une modification à la mesure première, modification significative, car le vers de dix syllabes inséré dans le second quatrain, constate l'attraction incontestable que le rhythme de l'air de Campenhout exerce vers la mesure décasyllabique. Il doit donc y avoir eu erreur dans la persistance mise par certains éditeurs à timbrer la Brabançonne de l'air des Lanciers polonais.

De toute façon, l'air actuel de la Brabançonne aurait donc été appliqué, dès la fin de septembre, aux paroles de Jenneval, et chanté dans les concerts publics donnés au profit des blessés le 12 octobre, le 24, etc., comme il l'avait été à l'Aigle d'or par Campenhout.

Lorsque Frédéric de Mérode, à ce que dit l'histoire, s'élançait le 25 octobre 1830 au-devant de l'ennemi, en chantant la

Brabançonne, et recevait sa blessure mortelle à Berchem; lorsque Jenneval lui-même succombait, huit jours auparavant, près de Lierre, l'air de Campenhout était déjà définitivement appliqué au chant national de la Belgique. On éprouve quelque satisfáction à le constater: il y aurait eu, en effet, quelque chose de pénible à penser que la substitution de l'air de Campenhout à un air primitif, eût été faite seulement après novembre 1830, alors que l'auteur des paroles n'était plus là pour la ratifier, et alors que le mouvement patriotique, qui avait produit le chant, avait cessé. Une semblable substitution, faite à froid, eût ôté à un souvenir respectable tout son prestige, et nous ne nous serions pas senti le courage de la signaler.

Quelques mots maintenant sur les auteurs de la Brabançonne.

II

F. Van Campenhout, ancien ténor d'opéra, auteur d'une foule d'œuvres de musique, était à la veille d'obtenir la direction du théâtre d'Amsterdam, lorsque la révolution éclata. C'était un type extrêmement populaire. Quelques personnes se souviennent encore à Bruxelles des soirées de l'Aigle où, debout sur une table, il chantait en 1830 la Brabançonne d'une voix émue et avec une chaleur inimitable; depuis, le monde des littérateurs et des artistes se rappelle de l'avoir vu presque tous les soirs, à la tabagie des Mille Colonnes, feuilletant des partitions avec le pauvre Stadtfeld, et s'amusant à chercher de fausses relations ou des suites de quintes. Enfin, ce qui est la conséquence de toute notoriété, la caricature s'en mêla. La charge de Van Campenhout le représente avec des rouleaux de musique sortant de toutes ses poches, et on y lit, comme épigraphe, les mauvais vers que voici :

De musique sacrée et musique profane,
De Te Deum qui sauve et d'opéra qui damne,
Van Campenhout s'occupe avec un grand succès.
Écoutant aujourd'hui sa musique savante,

Du ténor dont on vante encore la voix charmante
Personne ne dira: « C'est comme s'il chantait. »

Voilà tout ce qui reste du musicien inspire ont le nom est à jamais attaché à la révolution de 1830, et pour lequel, peu de temps avant sa mort, les réclamations de l'opinion publique arrachèrent au gouvernement une décoration tardive. Campenhout, né à Bruxelles en 1779, est mort dans la même ville en 1848.

Quant à Jenneval, il a passé glorieusement les deux derniers mois de sa vie, consacrés à la cause de la révolution par son talent de poëte et par son sang.

Il s'appelait Louis Dechez, était né à Lyon en 1803 et avait pris le nom de Jenneval en se mettant au théâtre, où il jouait les jeunes premiers dans la comédic. Le rôle du duc dans l'École des vieillards, et surtout celui du fils du ministre dans l'Intrigue et l'Amour, étaient ses triomphes. Comme poëte il composa un certain nombre de pièces qui furent réunies et publiées à Bruxelles en 1839.

Artiste distingué du théâtre de Bruxelles, en 1830, Jenneval avait acquis par ses deux Brabançonnes une popularité immense; tous ses pas, toutes ses démarches attiraient l'attention publique.

Le 8 octobre 1830, les journaux disaient de lui: «< M. Jenne» val, à qui nous devons les Brabançonnes, vient de déposer sur » la simple croix de bois élevée aux martyrs de la liberté, place Saint-Michel, le quatrain suivant :

Qui dort sous ce tombeau, couvert par la Victoire
Des nobles attributs de l'immortalité?

De simples citoyens dont un mot dit l'histoire :
MORTS POUR LA LIBERTÉ! »

Joignant l'action aux exhortations patriotiques, le Tyrtée de la nationalité belge, après avoir déposé ces vers sur la tombe de ceux qu'il allait rejoindre quinze jours après, partit comme volontaire avec Frédéric de Mérode, et servit, sous Niellon, devant Lierre, en qualité de chasseur volontaire. Mis en évidence par le succès de son chant patriotique, il occupait à l'armée une position toute spéciale : « Les braves Jenneval et » de Mérode, placés au haut d'un moulin à côté duquel j'avais » pointé un obusier, applaudissaient à la justesse de mes

R. T.

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» coups, » dit le major Kessels dans un compte rendu des opérations militaires d'octobre 1830.

Cet amour du coup juste, qui eût fait de Jenneval un type du carabinier contemporain, fut malheureusement la cause de sa perte: « Le 18 octobre, » dit un peu plus loin le major Kessels, « Niellon, tranquille sur les faubourgs abandonnés par >> Saxe-Weimar, sortit de Lierre avec quelques tirailleurs » par la porte d'Anvers pour observer le mouvement rétrograde » de l'ennemi. Il était en ce moment accompagné de MM. les » volontaires de Mérode et Jenneval; mais ayant eu l'impru»dence de s'avancer trop près de leurs retranchements au » milieu de la chaussée, en tirant sur leurs vedettes, les Hol>> landais démasquèrent leur artillerie et commencèrent à faire >> feu; malheureusement un de leurs derniers boulets atteignit >> mortellement le brave Jenneval, qui se laissant emporter par >> l'ardeur de bien ajuster ses coups de carabine, s'était mis trop >> à découvert. Cette perte nous fut d'autant plus pénible que » cette sortie partielle ne pouvait avoir aucun résultat utile. » Nos gens rentrèrent donc en ville en emportant avec eux les >> morts et les blessés. >>

La nouvelle de la mort de Jenneval fut accueillie à Bruxelles par une consternation générale: les journaux de l'époque sont pleins de détails sur ses funérailles; nous en extrayons ce qui suit.

Le colonel Vandermecr, chef du personnel de la guerre, envoya immédiatement à Lierre M. de Keyn, officier de l'étatmajor, avec mission de recevoir les restes mortels du brave volontaire et de les ramener à Bruxelles. M. de Keyn partit le 19 à minuit, et arriva à Lierre le 20 au matin, après avoir traversé, non sans danger, quelques villages encore occupés par les avant-postes de l'ennemi. Le lieutenant-colonel Niellon, qu'il trouva vivement affecté de la perte du brave Jenneval et de celle de son propre neveu qui avait succombé le lendemain, se hâta de donner des ordres pour que M. de Keyn pût accomplir l'objet de sa mission.

Dans la journée du 21, M. Niellon chargea le major Kessels du commandement du convoi funèbre de Jenneval et de Niellon, dont les corps, après avoir été embaumés, reçurent tous les honneurs militaires à la sortie de la ville. Une compagnie

de chaque bataillon, précédée par le clergé, formait le convoi; marchaient en tête deux pelotons du premier corps franc auquel avaient appartenu ces deux braves; venaient ensuite les volontaires de Paris, ceux d'Aerschot, de toute la Campine et de la province d'Anvers. Un nombreux corps d'officiers marchait entre une double haie de soldats, parmi lesquels on remarquait plusieurs hommes qui, blessés dans les journées du 18 et du 19, se faisaient violence pour accompagner les dépouilles mortelles de Jenneval et de Niellon, avec lesquels ils avaient combattu. Les membres de la commission de sûreté et les autorités municipales assistaient à cette cérémonie. M. Kessels conduisait le cortége; on voyait à sa droite M. de Keyn et plusieurs autres officiers, parmi lesquels M. Spitaels et M. Emare, blessé dangereusement à la tête, le 19. Les compagnies franches du premier corps étaient commandées par M. Dutriaux.

Arrivés hors de la porte de Louvain, ces compagnies saluèrent les corps par une décharge de leurs armes.

Un discours improvisé par M. Pesez, capitaine des volontaires belges-parisiens, et prononcé avec l'accent de la douleur, émut vivement les assistants. La consternation et le deuil étaient sur toutes les figures; mais chacun jurait de venger la mort de Jenneval et de Niellon. Voici ce discours :

<< Camarades,

<< Vous avez devant les yeux les restes de deux braves morts » pour la liberté. Ne consultant que leur ardeur pour repousser » d'infâmes oppresseurs, ils ont succombé à la fleur des ans. >> Jurons de les venger ou de mourir comme eux plutôt que de >> subir un joug humiliant.

>> Honneur aux illustres victimes dont nous avons à regretter » le trépas! Encore une fois honneur à leurs mânes! O vous, >> amis, qui êtes chargés d'accompagner leurs restes, allez >> vous acquitter de cette triste et glorieuse mission, allez » déposer leurs dépouilles mortelles au pied du monument >> funèbre élevé à leur gloire; que leurs cendres y reposent >> en paix au milieu de ceux des autres martyrs de la cause glorieuse que nous défendons, et que leur tombe soit ornée » de cyprès, mais de cyprès beaux comme des lauriers! »

>>

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