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que vous frappez, si ce n'est pas votre père, c'est le père de votre père, c'est votre race... La république américaine doit à des étrangers une part de sa grandeur. Pour votre indépendance leur sang a coulé; pour venger votre honneur outragé, ce sang a coulé sur le sol même que vous foulez aux pieds et dans les plaines du Mexique. Toujours ils ont répondu à l'appel de la patrie en danger. Sans eux, auriez-vous des villes florissantes là où naguère encore le voyageur inquiet ne trouvait pas de trace humaine et mêlait ses pas aux pistes des tigres de la forêt? Concitoyens! formons un parti non un parti sectionnel, exclusif, mais le parti des défenseurs de la constitution américaine. Formons à la constitution un rempart de nos cœurs. Choisissez-vous des chefs intelligents, pleins de fermeté, capables d'écraser sous leurs vaillants talons la tête hideuse de l'arbitraire et du désordre. Si vous ne faites pas cela, vous verrez se détacher une à une et s'éteindre, dans le sang et dans les cendres, chacune des étoiles qui brillent au drapeau de la république. »

Les discours terminés, le lunch commence. D'énormes plats de viande et des monceaux de pain couvrent les tables. Chaque convive a à sa disposition une assiette, un couteau et une fourchette dont il use à sa guise. De nombreux seaux de vin circulant à la ronde, sont vidés et remplis maintes fois avec un entrain, un accord parfaits.

Les femmes et les enfants prennent grand plaisir à cette fête patriotique. Les mères montrent avec orgueil à leurs enfants le drapeau étoilé qui flotte aux extrémités de chaque table. Elles semblent leur dire : Cette bannière est l'emblème de la patrie. Enfants, souriez à ses fraîches couleurs. Hommes, vous l'aimerez, comme l'ont aimé vos pères, d'un amour jaloux.

Didebrune et Koulmy dirent adieu à M. Owen; après quoi nous remontâmes à cheval pour nous rendre au camp-meeting methodiste.

XI

Koulmy, très-familiarisé avec les parages que nous avions à traverser, nous fit quitter souvent chemins et sentiers pour profiter des ombres de la forêt.

Pendant le trajet, il nous apprit que l'orateur qui venait de solliciter les suffrages des démocrates du Floyd County jouissait d'une grande fortune personnelle et d'une. honorabilité bien établie; qu'il était le fils du célèbre utopiste Robert Owen, fondateur de la colonie de New-Harmony, dans l'Indiana, et qui, malgré ses insuccès, occupera, comme Fourier, une place d'honneur parmi les meilleurs et les plus éminents champions du progrès.

Si vous étiez électeur, voteriez-vous pour lui? me demanda Didebrune.

Je répondis affirmativement.

Et moi aussi, dit Haudestan. M. Owen m'a l'air de n'avoir rien de commun avec cette race de sauteurs politiques qui se font de leurs langues des appeaux, de leurs bottes éculées des échasses et de leur conscience un tremplin pour attraper les grasses positions.

Didebrune prétendit que les hommes de cette espèce étaient moins nombreux aux Etats-Unis qu'ailleurs, parce qu'il y a peu de grasses positions.

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Cependant, reprit Haudestan, le Bonhomme Richard, le même qui cumula l'emploi de fabricant d'almanachs avec la spécialité de subtiliser la foudre aux nuages et le sceptre aux tyrans, a dit que les partis n'ont généralement d'autre but que leur intérêt. Ce qui était vrai du temps de Franklin, aurait-il cessé de l'être aujourd'hui? J'en doute. A mon avis, le tapage des partis annonce plus d'appétits et d'égoïsme que de conscience et de vues désintéressées. Les hommes qui sacrifient à la passion du bien public sont clair-semés. L'ignorance présomptueuse, la vanité remuante et l'hypocrisie rapace composent le bagage de la plupart des ambitieux.

Ici ces ambitieux seraient déçus, répliqua Didebrune. Les écumeurs de popularité et d'écus ressembleraient fort à des canards qui se disputeraient un coin de mare à côté de fleuves et de lacs infinis où ils pourraient barboter et s'ébaudir à l'aise. Les fonctions sont si instables et relativement si peu rétribuées, qu'on est autorisé à dire que celui qui occupe une charge est censé l'avoir acceptée moins dans son intérêt propre qu'en vue des services qu'il se croit en état de rendre. Il serait dérisoire de supposer, par exemple, que l'on puisse convoiter la présidence pour les avantages pécuniaires qui y sont attachés. Une liste civile de 25,000 dollars (125,000 francs) pour tout butin, est une bagatelle par rapport au gain annuel de certains boutiquiers. Les présidents qui ont de la fortune dépensent une partie de leurs revenus. Les autres, comme Jefferson et Monroe, se retirent pauvres, endettés. Et ils ne murmurent pas contre la position qui leur est faite; ils ne pensent pas en avoir le droit.

Parce que, dit Koulmy, là où la patrie appartient à tous, où chaque citoyen représente effectivement une portion de la souveraineté nationale, tout homme est débiteur envers son pays d'une part proportionnelle des talents et des vertus qu'il tient de la nature et des circonstances qui l'ont favorisé.

C'est égal, insista Haudestan, je me demande toujours comment il se fait que la politique aux États-Unis ait de si chauds partisans. Que leur rapporte-t-elle ?

On te l'a dit la satisfaction d'acquitter une dette patriotique...

- Et par-dessus le marché des soucis fiévreux, des rivalités ardentes, l'encens nauséabond ou les aboiements d'une certaine presse, des sacrifices extrêmes et puis... l'oubli! Voyez plutôt Henri Clay, ce noble esprit. Il a eu beau servir son pays et l'honorer par son éloquence, cela n'a pas empêché la démocratie de le sacrifier.

C'est vrai, répliqua Didebrune, la démocratie a été sévère pour Henri Clay. Moi-même, petit, j'ai combattu

ce géant. Je l'ai fait, bien entendu, avec tout le respect que doit inspirer un homme qui porte au front l'auréole du génie. Jamais je ne me suis fait l'écho des sourdes rumeurs qui ont eu pour but d'entacher sa vie privée. La vie privée n'est justiciable que de la morale. Quant à la vie de l'homme public, c'est-à-dire ses principes, ses tendances, ses actes, c'est différent : elle est du ressort de la conscience collective, dont la presse est le principal organe. La presse démocratique a-t-elle été injuste, et, comme on l'a dit, ingrate envers Henri Clay? Pour mon compte j'affirme que non. Le grand orateur, le Mirabeau de Washington a été trois fois le candidat du parti whig à la présidence, et il a échoué trois fois. Pourquoi?...

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Demandez-le à Aristide, murmura Haudestan, il vous répondra par la plèbe d'Athènes.

-Je le demande à la démocratie américaine, et elle me répond qu'en refusant la présidence à H. Clay, elle a voulu donner au monde une haute leçon de probité politique. Jusqu'en 1825, H. Clay avait professé les doctrines démocratiques les plus avancées. Lorsque expira le terme de la présidence de Monroe, Clay se présenta, comme candidat, en même temps que Crawford, le général Jackson et John Quincy Adams. Cédant à je ne sais quel fatal mobile, Clay passa subitement dans les rangs du parti whig, se coalisa avec Adams, et par. son influence il assura l'élection de celui-ci. Pour récompense, la nouvelle administration lui offrit le portefeuille du secrétariat d'État des affaires étrangères, qu'il accepta. Le parti démocrate fut vaincu momentanément et perdit l'une de ses plus éclatantes individualités; mais le blason de Henri Clay, le renégat, subit une atteinte ineffaçable,

Parce qu'il survivait à sa gloire abattue
Et qu'il avait brisé lui-même sa statue
Sur son sublime piédestal,

comme l'a dit Alexandre Barde, mon ami, un fier poëte.

Voilà pourquoi le peuple n'a jamais pardonné au tribun à double face sa défection ténébreuse.

Quand un peuple s'éprend d'une idée, dit Koulmy, il est susceptible et se montre parfois rigide jusqu'au sacrifice. La jalousie est la compagne ordinaire d'un violent amour. Malheur aux peuples qui laissent s'attiédir la passion des principes! Ils se condamnent à devenir la proie des sceptiques, des ambitieux infidèles et des spéculateurs avides. Si le peuple américain se montre d'une jalousie parfois cruelle envers ceux qui le trahissent, à qui le crime?... Franklin, de son propre aveu, n'était qu'un mauvais orateur, jamais éloquent, sujet à beaucoup d'hésitations dans le choix des mots, à peine correct. Washington, ce caractère sublime, Washington était peutêtre encore moins orateur que Franklin; et cependant de quel respect, de quelle vénération, de quel amour les noms de ces hommes ne sont-ils pas universellement entourés? Leur renommée s'accroît sans cesse la malveillance, l'envie même n'osent y toucher. Ah! c'est que, voyezvous, il y a une chose plus grande que le génie de la parole et les flammes de l'éloquence: c'est la conscience, c'est la majesté de la vertu. Honesty is the best policy.

XII

Ainsi devisant, nous arrivâmes au lieu du meeting méthodiste.

Comme on le sait, les camps-meetings sont des réunions instituées à seule fin de réchauffer le zèle des sectaires et de revivifier leur foi par des prières en commun, des sermons et des conférences, qui durent ordinairement plusieurs jours et plusieurs nuits, sans interruption.

Le camp méthodiste avait été établi en pleine forêt, sur un point herbeux, moussu, dépourvu de broussailles, à l'ombre d'arbres très-hauts, très-espacés, mais si luxuriants qu'ils étaient impénétrables aux rayons du soleil.

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