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ne me venge point! On vous a infligé le châtiment que vous méritez, répond sévèrement le capitaine. Vous êtes un misérable fanfaron. A tort, peut-être, j'ai permis que votre partie se prolongeât, mais à l'avenir pareille chose n'arrivera plus à mon bord. J'ai un devoir à remplir et je le remplirai. Témoin de votre déloyauté et convaincu que vous avez voulu commettre lâchement un vol, vous serez arrêté et livré au premier juge que je rencontrerai sur mon passage...

Le gambler fut saisi par deux matelots, conduit dans l'entre-pont et gardé à vue.

- Moi aussi, capitaine, dit alors le planteur, j'ai un devoir à remplir: je jure qu'à l'avenir je ne toucherai plus un jeu de cartes, à moins que ce ne soit pour le jeter au feu...

Le père Tyédaure trouva, comme moi, que cette histoire n'était ni fort gaie, ni fort édifiante.

Ces gamblers ont vraiment un aplomb césarien, dit le Béarnais.

-Tout à fait, ajouta Didebrune ces Césars de la bohême, comme les autres, joueraient la fortune de leur pays et l'honneur de leur mère sur un tas de cadavres.

Le père Tyédaure félicita M. Didebrune d'en avoir été quitte à si bon compte.

- J'ai été plus heureux qu'un de mes amis dans un voyage qu'il fit, l'été dernier, avec sa femme, à SaintLouis. Il mâchait tranquillement sa chique sur le gaillard d'avant; sa moitié goûtait, dans le salon des dames, les mols agréments de la rocking chair, lorsque Dieu sait par quelle cause les bouilloires éclatèrent. Au bruit sinistre de l'explosion, la femme de mon ami sort des bras de sa berceuse, en poussant des eris d'épouvante. Qui a vu mon mari, demande-t-elle à tous les échos d'alentour, my dear husband? - Moi, madame, répond un Américain étendu sur le plancher et se tâtant les côtes. Je l'ai rencontré, à l'instant même, à une damnée hauteur, je vous assure: il montait en l'air, pendant que je descendais....

Le pauvre homme! Est-il mort? s'empressa de demander le père Tyédaure.

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- Il vit, mais il n'a échappé au feu que pour se noyer: il a épousé la veuve inconsolable de mon pauvre ami. Voilà bien une réflexion de célibataire, dit le père Tyédaure en souriant.

Je n'ai pas, j'en conviens, l'honneur d'être marié, répondit Didebrune.

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Mais vous êtes jeune, vous vous marierez. Le mariage est chose respectable et sage. Dans ce pays, dans la forêt comme en ville, il n'est pas bon que l'homme soit seul. Croyez-en mon expérience, une femme honnête est un trésor. Qui sait! le gambler dont vous parliez tout à l'heure serait peut-être un père de famille rangé, au lieu d'être un fieffé coquin, s'il avait eu à côté de lui une femme aimante et bonne, qui aurait modéré ses instincts et encouragé ses sentiments honnêtes.

- C'est possible, murmura Koulmy: la vertu, de même que le bonheur, n'est peut-être qu'une question d'équilibre..

- Mais je vous laisse, mes enfants, jaser à votre aise de toutes ces choses, dit le père Tyédaure. Moi, je vais reprendre tranquillement, avec Cerbère, le chemin de la ferme. Viens, mon bon chien.

Cerbère grogna en manière d'assentiment et promena sa langue vermeille sur la main de son maître.

- C'est bien, mon vieux camarade, reprit le père Tyédaure; nous nous comprenons.

Très-amateur de chiens, Didebrune fit de la taille imposante et de la beauté rare de Cerbère un éloge qui fut très-sensible au vieillard.

- Ila, répondit celui-ci, une tête à faire peur aux plus hardis; sa voix a des éclats de tonnerre; mais quoique de force à affronter un lion, il n'abuse pas de ses dents. Il est brave et pas méchant. Ai-je, par exemple,

besoin d'un porc? Je montre la bête à Cerbère, qui, prompt comme la foudre, saute dessus, la renverse, la happe par l'oreille et l'arrête, n'importe son volume, sans lui faire le plus mince bobo. Ah! oui-dà qu'il est beau mon chien! Et attaché, intelligent donc! Une fois je m'étais amusé un peu trop longtemps dans ma grande pièce de maïs, je gagne une faiblesse et tombe sans connaissance. Combien de temps suis-je resté en cet état? Je ne sais point au juste. Toujours est-il qu'en revenant à moi j'étais entouré de mes enfants en pleurs. Cerbère, couché à côté de moi, me léchait le visage. Il avait deviné que j'avais besoin de secours et il était retourné ventre à terre à la ferme, où à force de cris, de tiraillements, de gambades et de tours d'adresse, il avait réussi à faire comprendre à nos gens qu'il m'était survenu quelque chose et qu'on devait se presser d'accourir.

Le père Tyédaure passa la main caressante sur la robe fauve de Cerbère et partit en nous prévenant que la corne de la ferme nous annoncerait l'heure du souper.

Alors Didebrune reprit :

VII

- Le bon père a raison. L'homme qui gagne à la loterie une bonne femme honnète ne saurait l'estimer trop haut. Mais le mariage n'en est pas moins une très-délicate affaire qui suppose une certaine vocation de la part de ceux qui s'y aventurent... Jusqu'ici je ne me suis senti de penchant prononcé que pour l'humble rôle de garçon. Il paraît que ma vocation, à moi, était de m'attacher à une maîtresse... Oui, messieurs, à une maîtresse, et quelle maîtresse? jeune, belle, vaillante... Habituée à toutes mes fantaisies, à tous mes caprices, sérieux ou extravagants, explosifs comme des pétards, et qui feraient peut-être craquer l'enceinte mignonne d'un nid à deux, elle me permet d'aller où bon me semble, de croire ou

de nier, de louer ou de critiquer, de soupirer mes espérances ou de bâiller mes ennuis... Et cette maîtresse vous avez sans doute deviné son nom c'est la LIBERTÉ. -Grâce à elle, continua lestement Didebrune, je me suis créé une existence légère. J'ai été dans sa main comme une navette allant, venant, volant, bondissant d'un point à l'autre du nouveau monde... Vous vous en souvenez, mon cher Koulmy, nous avons fait ensemble quelques-unes de ces excursions savoureuses.

- Je satisfaisais tout simplement ma curiosité d'amateur. Mais vous, vous aviez un but. Journaliste, vous glaniez, et, du butin ainsi recueilli, tantôt au bord des lacs, tantôt sous les arbres de la forêt ou dans les villes, vous composiez des correspondances pour les lecteurs de votre gazette.

VIII

En dépit, et peut-être à cause de ses excentricités, Didebrune m'intéressait. Je saisis l'occasion de lui dire que j'étais flatté de voir un de mes compatriotes dans la presse américaine.

Il n'y a vraiment pas de quoi, répondit-il. Je ne suis qu'un pauvre soldat inaperçu dans la foule.

- Comment êtes-vous entré dans le journalisme?

Par hasard. Ma vie est une longue et bizarre enfilade d'accidents. Je vous en citerai un seul. Il y a cinq ans, je me trouvais à la Nouvelle-Orléans. Triste, distrait et un peu découragé, contre mon habitude, je parcourais la ville, sans but. J'arrive près du cimetière Saint-Louis et j'y entre. Il était désert. J'erre longtemps parmi les tombes du Père-Lachaise créole, songeant, hélas! aux vicissitudes des choses de ce bas monde et dévorant des yeux les inscriptions prétentieuses, simples ou touchantes tracées sur des centaines de monuments somptueux et ornés de fleurs, que l'amour et la reconnaissance élèvent

à la mémoire des morts. J'en cherche une qui puisse m'indiquer où reposent mon père et ma mère, tués par la fièvre jaune... Peines perdues! je ne découvre rien. Je n'étais qu'un enfant lorsque je devins orphelin : personne ne songea à rappeler, par une inscription pieuse, la place où furent enterrés mes parents... N'allez pas croire cependant que la pitié m'ait fait défaut. Non! la bienveillance et la générosité sont des vertus créoles. Tous les jours, que dis-je? toutes les heures de ma vie, je pense aux nobles cœurs qui sont venus à moi dans ma misère!... Mais rentrons dans le cimetière, continua Didebrune en exhalant un de ces bruyants soupirs qui dégonflent les cœurs rebelles aux longs attendrissements. Je restai longtemps abîmé dans mes rêveries... J'étais entré peineux comme un saule pleureur; je sortis pavoisé de crêpes noirs... Ma tristesse persistait. En revenant en ville, je rencontrai un jeune chasseur, qui en me reconnaissant vint à moi et m'amena vers la cyprière. Comme il m'était très-sympathique, je lui rendis compte de l'emploi que je venais de faire de mon temps. Cette confession me soulagea. Le jeune chasseur m'écouta avec attention - précisément comme vous à cette heure, mon cher Koulmy, fit Didebrune avec un sourire affectueux. Après un moment de silence :

Ne renouvelez pas trop souvent ces visites, me dit-il. Nous tenons au passé par une infinité de fils, souvent douloureux, dont il n'est pas toujours en notre pouvoir de nous détacher. Mais à votre âge, sans être insensible aux souvenirs, c'est vers l'avenir qu'il faut tourner les yeux, c'est vers un but sérieux qu'il faut ramer.

Que voulez-vous? j'ai beau m'interroger et je me heurte invariablement à cette conclusion: je ne suis bon à rien. Chacun à son gibbier, dit Montaigne. Mon gibier, à moi, a été jusqu'ici une vie imprévoyante, composée de pièces et de morceaux mal cousus.

Qui veut peut et qui peut doit, répondit mon jeune et sententieux chasseur. Il faut vous caser. Qu'avez-vous

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