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l'un d'eux d'un coup de rabot; qu'il s'est esquivé pour courir librement par monts et par vaux; qu'il a été tour à tour clerc d'avocat, garçon de magasin, cultivateur, soldat, que sais-je encore? et qu'en définitive, il est tombé dans le journalisme. Quelle y est sa valeur? Je ne sais; à coup sûr, son caractère, pas plus que son plumage et ses allures, ne manque d'accent. Au surplus, tu en jugeras, si tu daignes te rappeler que je dois lever le camp lundi prochain et que je suis

VI

» Tout à toi,

» HAUDESTAN. »

Le lendemain j'étais au rendez-vous. Je trouvai tout le monde pressé, en plein air, autour du père Tyédaure. A sa tournure de paysan breton à tous crins, je reconnus Didebrune et j'allai droit à lui avant qu'il ne me fût présenté.

Haudestan avait la parole et il en usait avec sa loquacité habituelle. Il racontait divers incidents de notre voyage de la Nouvelle-Orléans à Louisville, et finit par un récit sérieux de l'explosion du Louisiana.

Le père Tyédaure tressaillit à l'idée du danger auquel Koulmy s'était exposé pour sauver l'enfant dont la mère avait péri dans le sinistre.

- Ah! dit-il avec un ton d'affectueux reproche, vous aviez oublié votre vieil ami!......

- J'ai, au contraire, pensé à lui, répondit doucement Koulmy. En me jetant au fleuve, j'ai fait tout simplement mon devoir. Une voix m'a dit: Va! A ta place, le père Tyédaure n'hésiterait pas.

- Il me semble entendre ta mère, mon cher garçon ! Fidèle au devoir, quand même : c'était sa devise. Oh! ce n'est pas moi qui t'induirai à l'oublier, ajouta le vieillard en embrassant Koulmy.

Le temps était fort agréable. Le père Tyédaure nous montra sa ferme de long en large.

A propos des améliorations qu'il y avait introduites: -Ne soyez pas surpris, dit le bon vieillard, si je parle de toutes ces choses avec un peu de chaleur : ce sont mes enfants. A mon arrivée ici, au cœur de l'hiver, j'ai trouvé pour tout bagage, un jardin négligé, quelques arpents de blé en herbe et une mauvaise maison. J'avais acheté au comptant mes cent acres de terre, ainsi que les chevaux, vaches, porcs, volailles, charrue, waggon et ustensiles de ferme qui étaient nécessaires. Ma bourse devenait légère et cependant ma famille était nombreuse. Si les bras étaient robustes et tout pleins de bon vouloir, les estomacs ne l'étaient pas moins. Il nous fallait donc, coûte que coûte, pour l'année suivante, une récolte de maïs et d'autres denrées. Nous nous mîmes à l'œuvre, et au printemps nous avions défriché dix nouveaux acres de bois. J'avais atteint mon but, j'étais satisfait. Les Américains du voisinage, attentifs à nos travaux, un peu forcés, je l'avoue à l'honneur de mes enfants, vinrent à moi pour m'offrir leurs services, Vous préparez un verger, dirent les uns; c'est bien : il produira dans trois ou quatre ans. Mais en attendant, comme nous aurons des fruits en abondance, vous nous enverrez votre waggon et nous vous le remplirons de pommes, etc. D'autres me promirent du cidre. Tous s'engagèrent à venir m'aider à rouler les arbres, à déblayer le terrain défriché et à agrandir ma maison. Jugez si je fus sensible à ces devoirs de bon voisinage, que du reste les Américains entendent et pratiquent fort bien. Pour ceux qui, comme moi, arrivent sans capitaux un peu considérables, les deux ou trois premières années sont difficiles; en pleine forêt, on n'improvise pas une exploitation agricole; il faut du temps et joliment d'efforts pour convertir un sol couvert d'arbres en champs de maïs, en pièces de blés, en verger meublé de pêchers semblables à ceux que vous avez sous les yeux et dont j'ai dû crosser les branches pour les empêcher de

se rompre sous le poids de leurs grappes de fruits; mais enfin, nous avons abouti....

Nous fimes au père Tyédaure compliment de ses succès et je lui demandai s'il n'avait pas regretté l'Europe.

Je n'oserais pas répondre non. Cependant, je ne me suis pas expatrié légèrement. Lorsque mon départ fut décidé et que je l'annonçai, personne n'y voulut croire. A votre âge, objectait-on, ce long voyage serait de la folie. Qui tient doit garder. Vous avez le nécessaire ici; que trouverez-vous là-bas? La misère, peut-être!... Restez chez nous. Quoique partant de bons cœurs, ces conseils ne m'arrêtèrent point. Je pâtirai sans doute, me disais-je; je m'y attends; mais je tâcherai de semer pour que ma famille récolte. Cette idée me détermina tout à fait, et me voici. J'ai planté pour toujours ma tente sur ce coin de terre... Ne vous imaginez cependant pas, mes amis, continua le vieillard, que je sois devenu indifférent à mon village, à mes amis. J'ai souffert au pays... où ne souffre-t-on pas? Mais les derniers moments que j'ai passés dans mon village m'ont laissé au cœur une impression que rien ne peut effacer. Figurez-vous que le jour de mon départ, de bonne heure, toute la population était sur pied à notre intention. Presque tous les habitants ont voulu nous accompagner à une distance de plusieurs lieues et ne nous ont quittés que lorsque à bout de force, suffoqué par les larmes, je leur dis Votre amitié me touche bien; mais il faut nous séparer, mes bons amis. J'ai besoin de tant de courage! Je les embrassai tous, les uns après les autres, et je m'éloignai vitement... pour ne plus entendre leurs sanglots.

Le père Tyédaure essuya ses joues mouillées de larmes, puis:

Quel bonheur, reprit-il, si je pouvais rassembler ici, ne fût-ce qu'un jour, un seul, toutes les bonnes gens de mon village! Quelle fête ce serait pour moi! Ah! si seulement je pouvais envoyer aux plus pauvres d'entre

eux les beaux arbres que nous sommes obligés d'abattre pour en faire des cendres?

Patience, dit le Béarnais. Bientôt nous aurons tous la chance d'être visités par ceux de nos compatriotes qui tiendront un tantinet à nous voir. On leur prépare des steamers monstres, voire même des ballons qui franchiront l'Océan en quelques heures et quelques minutes.

Les ballons! oui, ils arriveront sans doute à leur tour, mais, franchement, je les attends sans impatience. Les bateaux à vapeur vont déjà trop vite pour la sécurité des voyageurs.

C'est un peu vrai, ajouta Didebrune, qui jusquelà avait à peine desserré les dents. Personne ne met en doute l'utilité des bateaux à vapeur; personne non plus ne songe à contester leurs inconvénients; on sait, en effet, qu'ils rapprochent les distances en général et en particulier celle qui sépare le séjour des vivants de celui des trépassés. Mais ils sont parfois aussi le théâtre d'épisodes dont la terre ferme n'a pas la moindre idée. Ainsi, le mois dernier, en remontant le Mississipi, à bord du Queen of the West, je fus réveillé, à deux heures du matin par un horrible craquement. C'était un arbre de dérive qui, en s'engageant dans les palettes de l'une des roues du steamboat, venait de traverser le plancher de ma cabine, laquelle se trouvait à côté du tambour. Je ne fus pas cloué au plafond, comme vous le voyez, mais peu s'en est fallu. Je me dégageai de ma couchette comme je le pus et sautai dans le salon dans le simple appareil d'une jeune beauté qu'on arrache au sommeil. Une grande rumeur éclata à bord; c'est l'usage. Je m'en souciai médiocrement j'étais sain et sauf et en mesure, au besoin, de m'échapper à la nage. Mais ce qui me préoccupa, ce furent deux Américains établis, depuis la veille, autour d'un tapis vert, en compagnie de quelques curieux. Pensez-vous qu'ils se soient émus de l'accident qui venait de se produire? Ils étaient tellement possédés par le démon du jeu qu'à péine ils tournèrent la tête pour demander :

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qu'y a-t-il ?-Le flegme apparent de ces hommes était d'un cynisme imposant. L'un des joueurs, cependant, me parut faire exception: c'était un planteur qu'un gambler avait attiré dans une partie de pocker. Au début de la partie, il avait été convenu que les relances ne dépasseraient pas 5 à 10 dollars. Mais une fois parti, le joueur s'anime, s'entête; les caprices de la veine l'irritent, le passionnent; la vue de l'argent le fascine, le grise, et alors les mises grossissent démesurément. Au moment de mon apparition, et lorsque déjà l'on était rassuré à bord, les billets de 100 et même de 200 dollars volaient sur le tapis comme de misérables chiffons de papier. Jusque-là le planteur avait réussi à défendre ses écus. Un coup extraordinaire se présente. Ayant à parler le premier, le planteur couvre la mise et va 25 dollars en sus. A l'instant même le tout est vu avec 100 dollars de plus. 1,000 dollars de mises, dit le planteur. Son adversaire se recueille quelques instants, sans rien perdre de son impassibilité. Pas un muscle de son visage, masque livide, ne tressaille. Son œil ardent et fixe est impénétrable. Enfin, après avoir consulté de nouveau ses cartes, il ouvre lentement un portefeuille et jette sur la table cinq billets de 1,000 dollars. C'est étrange! murmure le planteur. L'enfer s'en mêle-t il? Je ne puis reculer cependant. Il fait appeler le capitaine. Regardez mes cartes, lui dit-il. Il me manque 1,000 dollars pour couvrir l'enjeu; voulez-vous me les prêter. Certainement, répond le capitaine, les voici. - J'appelle! dit le planteur. Son adversaire abat quatre as, et au même instant, allonge la main pour saisir les valeurs qui couvraient le tapis. — Stop! rugit le planteur; je ne me laisserai pas voler, car j'ai aussi quatre as. Et d'un coup de poignard lancé avec la rapidité de l'éclair, il lui cloue la main sur la table. Le blackleg s'était fabriqué un jeu très-adroitement, mais son tour ne lui réussit point. Forcé de lâcher l'argent, il dégage sa main tout ensanglantée et s'apprête à quitter le salon. - Je suis battu, mais je veux être damné si je

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