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en marchant à la suite de l'industrie, ou plutôt en l'accompagnant, qu'il atteindra le but de son origine.

Condorcet, dans son remarquable rapport sur l'instruction publique, adressé à l'Assemblée nationale de 1791, avait bien saisi cette influence de l'art sur le bien-être du peuple.« Dans un pays où les arts fleurissent, dit-il, le pauvre est mieux logé, mieux chaussé, mieux vêtu que dans ceux où ils sont encore dans l'enfance. Cette augmentation de jouissances est-elle un véritable bien? N'estelle pas plus que compensée par l'existence des nouveaux besoins, suite nécessaire de l'habitude du bien-être? C'est une question de philosophie que je ne chercherai pas à résoudre; mais il est certain, du moins, que l'accroissement successif des jouissances est un bien, tant que cet accroissement peut se soutenir et remplacer par de nouveaux avantages ceux dont le temps a émoussé le sentiment. >>

Ce n'est pas seulement dans le travail d'épuration ou de perfectionnement de la société que cette alliance entre l'industrie et les arts est inappréciable: l'industrie ellemême réclame les secours de ce puissant auxiliaire.

Personne ne contestera, en effet, qu'un objet acquiert d'autant plus de valeur que le travail de l'art s'y montre perfectionné et délicat. Quelle est la cause de la supériorité de la France sur tous les marchés où elle envoie ses produits? Pourquoi Paris est-il le vaste atelier où artistes, industriels, artisans, vont à l'envi achever leur éducation artistique? Sans doute, la fabrication de l'Angleterre se distingue par une solidité quelquefois exagérée, celle de la Belgique par le bon marché, qualités importantes en industrie; mais la France, sans être également bien douée pour tous les arts, attire les yeux, éblouit, séduit; elle a jusqu'à présent le monopole du bon goût et de l'élégance, et c'est cette aptitude particulière qui lui assure jusqu'à ce jour la prééminence sur les autres nations la mode, déesse capricieuse, est aujourd'hui toute française.

Les nations industrielles, mises en présence lors des expositions universelles, ont si bien compris la raison de cette suprématie de la France, et la voie dans laquelle l'industrie doit marcher, qu'elles se sont empressées d'attirer l'attention des fabricants sur l'alliance intime des beaux-arts et de l'industrie. L'Angleterre, l'Amérique, la Belgique, l'Allemagne, la Suisse, la Lombardie et la Sardaigne se préparent à disputer à la France, sur tous les points, son ancienne réputation, et à faire de nouvelles conquêtes; tel est l'aveu qui a été fait par un homme compétent, par M. le comte de Laborde, membre de l'Institut et rapporteur du 30° jury de l'exposition de Paris. Il reste désormais acquis que les arts sont les plus puissantes machines de l'industrie et que le développement isolé de ces deux branches de l'activité humaine ne peut être que maladif et sans portée.

Mais, qu'est-ce à dire? Faut-il que les artistes se fassent industriels, que l'art abandonne à jamais l'abstraction? Nullement l'art a sa vie propre en dehors de la nécessité de ses applications. Aux artistes qui sentent germer en eux le feu du génie seront réservées les œuvres d'art proprement dites, les majestueuses créations; à eux incombera la mission de conserver intacts les principes de l'art ou de les développer; parmi eux enfin se trouveront les chefs d'école, les maîtres. Au-dessous vient cette foule de jeunes talents estimables, mais dépourvus d'assez de vigueur pour pouvoir s'élever aux sommités de l'art. Au lieu de s'épuiser en efforts inutiles pour atteindre un but qui dépasse leurs forces, qu'ils consacrent plutôt leur talent à embellir les produits de l'industrie, qu'ils l'appliquent aux besoins de la vie, à l'ameublement et à l'ornementation des maisons, des armes, des bijoux, des costumes, etc. Sans être à même de créer, ils peuvent bien comprendre la pensée des maîtres de l'art et l'appliquer avec bonheur à l'industrie, en la reproduisant ou en la transformant.

Ainsi, nos grands statuaires ne daignent presque ja

mais faire de petits bronzes; pourquoi? Parce qu'au lieu d'artistes ciseleurs qui interprètent bien leur pensée, ils ne trouvent que des ouvriers ciseleurs, dépourvus de toute inspiration artistique. Une vaste carrière est donc ouverte devant ces jeunes talents qui ne sont pas prédestinés aux premières places: qu'ils s'en consolent d'ailleurs, il y a si peu d'élus! Ils y récolteront quand même gloire et profit, car loin de rabaisser la mission de l'art, ils ne feront que l'agrandir. Les artistes de Paris l'ont compris : tous tiennent à honneur de mettre leur art au service de l'industrie, et ils savent que c'est encore travailler dans l'intérêt de leur réputation que d'attacher leur nom aux produits importants de l'industrie l'exposition de Paris l'a prouvé.

Ceux qui se seront adonnés de bonne heure et exclusivement à l'industrie, réaliseront bien des prodiges que de grands artistes n'auront pu que rêver. Un artiste, en effet, ne connaît pas et ne peut pas connaître les procédés de fabrication; il ignore si telle ou telle forme pourra convenir à la matière employée et lui être appliquée; si tel dessin de fleurs, irréprochable au point de vue de l'art, pourra être tissé, tel ornement être découpé en bois ou moulé en fonte. Ainsi, le zinc est cassant et se dilate facilement, en dépit de ses nombreuses qualités : l'artiste se gardera donc de faire des modèles qui ne pourraient être exécutés en zinc; il faut qu'il tienne compte des défauts et des propriétés de ce métal. C'est en se pénétrant bien de la nature des matières employées et de la destination des objets, que l'on parviendra à réaliser le beau, ce que Platon définit la complète convenance des moyens relativement à leur fin.

Pour avoir des hommes doués de ces aptitudes partilières, c'est donc dans l'industrie elle-même que les industriels devraient prendre leurs dessinateurs, leurs peintres, leurs artistes, c'est-à-dire les former eux-mêmes dans leurs ateliers, pour les besoins et les nécessités de leur fabrication. Rubens et Raphaël ont pu faire des cartons

admirables pour des tentures en tapisseries de haute lisse; mais les exceptions sont rares, et cela eut lieu à une époque où l'ouvrier était en même temps quelque peu artiste, peintre ou sculpteur, et pouvait par conséquent être d'un grand secours au maître pour la reproduction de ses œuvres. Quentin Metsys, maréchal ferrant et forgeur, était en outre peintre peu importe qu'il le devînt par amour, comme l'Italien Antonio Solario! L'exemple de Benvenuto Cellini et de tant d'autres ne montre-t-il pas les résultats admirables que produit l'alliance intime de l'art et de l'industrie, les efforts combinés de l'imagination qui crée et de la main qui exécute l'idée conçue? Une ère brillante s'ouvrira pour l'industrie, lorsque l'ouvrier sera capable d'inventer lui-même les modèles qu'il doit exécuter.

Tout démontre la nécessité d'une alliance intime de l'industrie et des beaux-arts; mais dans quelles limites cette application doit-elle avoir lieu? Sans avoir besoin d'y réfléchir longuement, on sentira tout de suite qu'il ne suffit pas de surcharger un produit industriel d'ornements artistiques, pour que cet objet réalise sa fin et soit un chef-d'œuvre. Le goût est d'abord un grand juge dans cette matière. Il y a le goût industriel proprement dit, qui consiste souvent dans une exquise simplicité; puis, le goût artistique appliqué à l'industrie. Un produit peut parfaitement répondre à sa destination et faillir cependant à l'élégance, à certains détails d'harmonie que l'on aime à observer dans toute espèce d'œuvres. La Belgique possède généralement le premier de ces goûts; la France, jusqu'à présent, a le monopole du second, et c'est à lui enlever ce privilége exclusif que doivent tendre désormais les nations industrielles.

Ce goût, quel qu'il soit, de quoi doit-il tenir compte avant tout? Il doit veiller à ce que l'artiste n'absorbe pas l'industriel, ne fasse pas oublier à quoi sert le produit de l'industrie, à ce que l'objet réponde à sa destination. Il faut qu'il y ait harmonie, c'est-à-dire convenance, entre

la forme qu'on lui donne et l'usage auquel on le réserve; car cette harmonie constitue le beau, auquel on doit tendre dans toute espèce de travail. Chacun a pu voir des tisonniers, des espagnolettes, dont les ornements venaient se dessiner en creux dans la main qui les touchait; des fauteuils, où l'on croyait être à l'aise, et dont les sculptures s'imprimaient dans le dos de la personne assise. Assurément, on ne peut voir là ni un progrès, ni une sage alliance des beaux-arts et de l'industrie.

La matière que l'on emploie a aussi des exigences auxquelles l'artiste doit se soumettre, s'il veut faire une œuvre parfaite. Des pierres de taille et du marbre, sculptés comme de la dentelle, sont un non-sens ce travail pourra exciter l'admiration à première vue, paraître un tour de force et prouver l'habileté de main de l'artiste; mais on se dira bientôt qu'il s'est trompé de matière et que la pierre n'est pas légère : il a encore une fois manqué à la convenance, à l'harmonie. C'est aussi ce qui indique à l'artiste le genre d'ornementation que la matière comporte une cheminée de marbre demande une autre espèce de décoration qu'une cheminée de bois.

Il faut donc que l'industrie recoure à l'art pour que ses productions réunissent l'élégance à l'aisance, dans de justes proportions, sans qu'un meuble, par exemple, en devenant un chef-d'œuvre, cesse de répondre à sa destination.

Cette alliance entre les arts et l'industrie est un fait accompli. La peinture fournit ses pinceaux à l'industrie des tapis, des papiers peints, des étoffes, des tissus, des broderies; l'ameublement des maisons offre un champ inépuisable à l'imagination de l'artiste et donne à l'architecte et au sculpteur l'occasion de déployer toutes les ressources de leur art: il n'est pas jusqu'aux modestes ustensiles de cuisine, aux chaudrons, aux poëles, qui ne soient susceptibles de recevoir une forme élégante et de s'orner par l'application de l'émail, ou sous la main du sculpteur; l'architecture se combine également avec l'art du potier

R. T.

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