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Voyons cependant si les conseils de Démophile à Guillaume n'étaient pas donnés de bonne foi. Le 18 décembre il écrivait à M. Tielemans, devenu référendaire au ministère des affaires étrangères à la Haye (voir la correspondance déjà citée) : « J'écris au tuteur (le roi), pour lui >> faire toucher au doigt les impertinences et le gaspillage » de ses gens (les ministres) qui, non contents de ruiner » ses pupilles (le peuple), les injurient encore et les mal» traitent. » Le 1er janvier 1830, il lui écrivait : « J'aime » ma patrie et mes concitoyens; et je ferais bien des

sacrifices pour leur assurer la liberté la plus entière. » Mais si nous ne sommes pas encore mûrs pour elle... » je me dirai: cela ne dépend pas de moi, et je me rési>> gnerai... >>

C'était toujours des Petits-Carmes que partaient les publications de De Potter; c'est là que vint le chercher le nouveau procès, qui l'amena en même temps que MM. Tielemans et Ad. Bartels devant la cour d'assises du Brabant, avec les trois éditeurs des journaux le Courrier des Pays-Bas, le Catholique des Flandres et le Belge, MM. Coché-Mommens, De Nève et Vanderstraeten. De Potter avait encore publié dans l'intervalle de « La lettre de Démophile au roi,» jusqu'à sa comparution devant la cour d'assises, une dernière brochure intitulée : « Lettre de De Potter à M. Sylvain Van de Weyer, » qui traite de diverses questions de l'époque.

Son second procès politique acheva de poser De Potter comme chef de l'opposition; fit descendre sa popularité 'usque dans les dernières couches du peuple, chose que les institutions d'alors rendaient très-difficile, beaucoup plus difficile qu'aujourd'hui ; et le destina ainsi à l'influence qu'il exerça pendant les premiers mois de notre révolution, les seuls où le pur philosophe pût exercer son action sur les purs hommes d'affaires entre les mains desquels devient trop souvent les réformes salutaires proclamées comme le but des révolutions.

Les détails et les documents de ce procès sont trop

connus pour qu'il nous faille y insister longuement ici. Dans le but de désarçonner la presse, de la réduire par intimidation, le gouvernement imagina de transformer en complot pour la subversion de l'État des efforts d'opposition énergiques, il est vrai, mais qui n'avaient jamais eu pour objet, dans la pensée des accusés, le renversement violent des lois. En obtenant d'une cour de justice, composée de cinq magistrats amovibles, une condamnation au bannissement contre MM. de Potter et Tielemans, du parti libéral, et contre MM. Bartels et de Nève, du parti catholique, on espérait mater l'opposition dans les deux partis. C'était le renouvellement d'une tactique qui avait réussi, dans les premiers temps de la fondation du royaume des Pays-Bas, lors de la condamnation de M. de Broglie, évêque de Gand, suivie bientôt de la condamnation des rédacteurs libéraux de l'Observateur belge et ensuite de la condamnation des sept avocats du barreau de Bruxelles signataires d'un mémoire pour Vanderstraeten père, éditeur de journal dans la même ville. Après cette razzia, le silence s'était en effet produit dans l'opposition, et le gouvernement avait paternellement régi le royaume pendant les six à huit années qui avait succédé.

Mais en 1830, les conseillers du roi Guillaume n'avaient. pas eu conscience du changement des circonstances, ou, peut-être, s'ils en avaient eu conscience, s'étaient-ils déterminés, d'accord avec le gouvernement français d'alors, ou, mus isolément par les mêmes motifs que celui-ci, à frapper un grand coup, pour rétablir les principes du droit divin dans les monarchies, et faire échec au droit de souveraineté nationale qui sans menacer, à

1 Ils ont été publiés en deux volumes in-8°, sous le titre de : « Procès porté devant la cour d'assises du Brabant méridional contre L. De Potter, F. Tielemans, A. Barthels (il faut lire Bartels), J.-J. CochéMommens, E. Vanderstraeten et J.-B. De Nève, accusés d'avoir excité directement à un complot ou attentat ayant pour but de changer ou de détruire le gouvernement des Pays-Bas. » Bruxelles, chez Brest Van Kempen, 3 mai 1830.

proprement dire, les dynasties, voulait mettre une bonne fois à l'exercice de leur pouvoir, les conditions contractuelles que quelques-unes ont acceptées assez loyalement depuis.

De Potter, condamné pour sa part à huit années de bannissement, par arrêt de la cour d'assises de Bruxelles du 30 avril 1830, fut, au sortir du palais de justice, l'objet d'acclamations populaires dont les journaux de l'époque racontent la chaleur et l'unanimité. Tout le pays suivit avec un intérêt soutenu les diverses péripéties de son voyage vers l'exil. La Prusse ne voulait pas laisser passer sa frontière aux condamnés que la France avait d'abord aussi refusé de recevoir. Les bannis et leurs familles furent obligés de séjourner quelque temps dans le petit village de Vaels, limite extrême du royaume des Pays-Bas vers la Prusse, dans notre Limbourg d'alors. Le bulletin de leur situation, sous la garde de la gendarmerie dans une chétive auberge, était donné quotidiennement dans tous les journaux. Le gouvernement français consentit enfin à accueillir les bannis. De Potter s'établit à Paris, d'où le rappelèrent bientôt les événements d'une révolution que la Belgique opéra quelques semaines après la France, bien que la provocation, comme nous l'avons dit, en datât formellement de sept mois plus tôt que chez nos voisins.

Après avoir fait grandir la popularité de De Potter par sa condamnation, le gouvernement eut la maladresse d'augmenter encore celle-ci par la publication d'une correspondance intime que l'éminent patriote avait entretenue avec M. Tielemans, pendant les deux ou trois années précédentes. Nous avons vu que cette correspondance avait été comprise parmi les documents de leur procès. Il est vraisemblable que les hommes du gouvernement avaient eu principalement en cela le dessein de discréditer les personnages, par la révélation de quelques rapports de vie privée qui, chez De Potter alors, s'accommodaient assez peu avec les mœurs de notre pays. Mais on n'avait

pas remarqué qu'en publiant les lettres de De Potter on ferait connaître d'autant mieux les sentiments élevés de dévouement à l'humanité et de désintéressement politique, qui brillent en lui dans toute cette correspondance. Et puis quels précepteurs de mœurs n'étaient pas eux-mêmes alors les Van Maanen et les Van Gobbelschroy, sans parler des conseillers plus infimes qu'on donnait généralement au roi Guillaume dans sa politique envers De Potter! Tout le monde a lu la correspondance à laquelle nous faisons allusion; il n'est donc pas besoin de dire ici qu'aucun des scandales qu'on voulait susciter ne touchait d'ailleurs à rien autre qu'à des liens de famille irrégulièment noués, et que la vénérable mère de De Potter, pour laquelle il avait un respect filial exemplaire, obtint plus tard de faire régler selon la loi.

A part quelques boutades, qu'une correspondance intime comporte au reste comme tout autre mode de conversation familière, et qui effarouchent un peu certaines classes spéciales de la société, la correspondance en question ne peut qu'édifier les gens de bonne foi sur la parfaite loyauté politique et les véritables sentiments civiques de l'homme à qui les Belges doivent plus qu'à beaucoup de leurs tribuns de toutes les époques. La distinction de son éducation, l'élévation de sa philosophie en font d'ailleurs un modèle qu'on pourra toujours proposer à ceux qui, dès la jeunesse, veulent se préparer à faire tourner, comme lui, au profit de leur patrie, les dons qu'ils tiennent de la nature et les avantages qu'ils doivent à la fortune.

Nous voici arrivés à la révolution belge de septembre 1830 et au rôle d'homme d'État, proprement dit, que De Potter fut appelé à y jouer. Ce rôle ne fut pas long; mais on va voir si le peuple belge doit ou non en savoir de la reconnaissance à l'acteur.

C'est le 27 septembre 1830, le lendemain du jour de l'évacuation de Bruxelles par les troupes hollandaises, que De Potter rentra dans cette capitale. Ses amis l'avaient

R. T.

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instruit, à Paris, qu'il n'avait pas quitté depuis son installation définitive dans l'exil, des événements qui se passaient en Belgique. Le gouvernement provisoire, installé depuis le 27 septembre au matin, paraît avoir pris, avant la rentrée de De Potter, qui n'eut lieu qu'à six heures du soir, une résolution ainsi conçue :

« Le gouvernement provisoire invite M. Louis De Pot» ter à rentrer dans sa patrie. Le gouvernement adres>> sera la même invitation à tous les Belges qui sont en >> France.

» Signé GENDEBIEN, CH. ROGIER, JOLLY, F.DE >> COPPIN, NICOLAY. >>

Le Courrier des Pays-Bas du 29 septembre, mais qui a paru le 28, la publie ainsi, sans date, et en la faisant précéder de la note que voici :

<< Avant l'arrivée de M. De Potter à Bruxelles, le gou>> vernement provisoire avait arrêté la mesure dont la >> teneur suit. »

Quoi qu'il en soit, voici comment le même journal raconte dans le même numéro l'entrée de De Potter:

<< Le citoyen si populaire, dont le nom a servi de premier cri » de ralliement dans notre glorieuse révolution ', M. De Potter, » est arrivé hier, à six heures du soir, à Bruxelles. Sa voiture » l'a conduit directement à l'hôtel de ville aux acclamations » d'une foule immense qui l'accompagnait depuis les portes et >> grossissait sur son passage.

» Depuis Enghien jusqu'à Bruxelles, la marche de M. De » Potter a été vraiment triomphale. Dès que l'on eut connais»sance de son arrivée à Enghien, toute la population se porta » à sa rencontre; le respectable bourgmestre M. Parmentier, >> plusieurs membres de la régence et des officiers de la garde

1 C'était effectivement au cri de Vive De Potter! A bas Van Maanen! que les premiers mouvements insurrectionnels avaient eu lieu, à la fin d'août et au commencement de septembre.

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