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dépassées, de telle sorte que l'Histoire du règne de Charles-Quint en Belgique nous présente réellement plusieurs faces, plusieurs pans de l'histoire du xvre siècle.

<< Mon livre, dit l'auteur dans sa préface, est un récit des » événements, une étude des institutions, un tableau de l'état » de la société, et non une dissertation. Je ne discute pas les » faits, je les établis : Scribitur ad narrandum non ad pro» bandum. >>

Ce mot de Quintilien avait déjà été pris par M. de Barante pour épigraphe à son Histoire des ducs de Bourgogne, mais de la part de l'écrivain français c'était un système, un parti pris, presque une gageure. Pas la plus petite réflexion, pas la moindre vue générale partout une sorte d'horreur pour la philosophie, et une tendance exclusive à se rapprocher de la poésie, du drame, du roman, à échauffer l'imagination, à faire de l'histoire pour de l'histoire. Il y avait là une réaction contre les exagérations de l'école historique du xvIIe siècle, contre Voltaire, contre Raynal surtout, qui avaient confisqué l'histoire au profit de leurs préoccupations personnelles; mais en voulant éviter un abus, M. de Barante tomba dans l'abus contraire, et, pour comble de malheur, comme les faits sont, en définitive, pliables à tous sens, comme ils ont besoin d'être éclairés par cette lumière intérieure, par cette aperception de la raison qui les pénètre et leur restitue leur véritable valeur, l'Histoire des ducs de Bourgogne abonde en aperçus incomplets, superficiels, équivoques.

Si la plus grande partie de l'œuvre de M. Henne est du simple récit, d'après les documents authentiques, au moins trouvonsnous, par échappées, des vues larges et profondes sur l'ensemble de l'histoire, sur l'origine des faits et sur leurs conséquences. Les conclusions ne manquent pas non plus, et les appréciations des divers personnages qui jouèrent les principaux rôles sont faites en toute connaissance de cause. C'est là, sans contredit, de l'histoire philosophique, mais nullement systématique, nullement arrangée en vue d'un cadre déterminé et d'une place requise. Le plus souvent même l'auteur semble deviner les réflexions que fera le lecteur lui-même après avoir considéré une certaine phase du récit. Aussi ces réflexions ne servent-elles jamais d'entrée en matière, et n'ont-elles aucune

influence préventive sur les dispositions du lecteur : elles sortent du sujet même et presque invinciblement.

Nous louons cette méthode, qui est, selon nous, la véritable méthode historique, et si nous avons un reproche à faire à M. Henne, c'est de s'être mis un peu trop en garde contre cette excellente tendance, c'est d'avoir voulu, en certains endroits, interpréter sa devise à la lettre. Il peut y avoir quelque inconvénient à suivre le cours des événements pas à pas, en fixant toujours l'attention sur les mêmes choses : l'imagination se fatigue, l'intérêt s'émousse, et l'on sent le besoin de s'arrêter pour reprendre haleine, pour jeter un regard en arrière, pour contempler l'horizon. Avec un guide aussi sûr que l'est M. Henne, de pareilles haltes pourraient être multipliées sans danger; aussi est-on parfois tenté de lui en vouloir, lorsqu'on le voit, tout absorbé par son sujet, ne nous faire grâce d'aucun détail et nous entraîner, sans repos ni trêve, à travers un labyrinthe dont les innombrables détours effrayeraient les plus courageux.

Toutefois, qu'on ne se hâte pas de faire un crime à l'écrivain d'avoir été, en ce cas, trop consciencieux, d'avoir poussé la fidélité de l'historien jusqu'au scrupule! Tout au plus pourrait-on regretter que, pour l'harmonie de l'ensemble, pour les proportions purement littéraires, l'auteur n'ait pas réservé à des appendices certaines narrations trop circonstanciées, certains tableaux d'un intérêt trop spécial. Mais quelque opinion qu'on se fasse à cet égard, on doit avouer que l'érudition déployée par M. Henne avec tant de prodigalité est non-seulement d'une utilité incontestable, non-seulement d'une haute valeur comme révélation historique et comme faits inaperçus ou mal interprétés jusqu'aujourd'hui, mais heureusement liée au sujet même, c'est-à-dire mise en œuvre avec intelligence et éclairée d'un jour éclatant.

Ce qui respire particulièrement dans tout cet ouvrage, et ce qui fait son mérite supérieur, à nos yeux, c'est la parfaite loyauté, la sincérité inaltérable et indubitable de l'homme qui écrit, c'est une honnêteté et une bonne foi qui tout d'abord donne confiance et dissipe l'hésitation qui pourrait naître à propos des faits nouvellement mis en lumière. Et ceci tient tout à la fois à cette minutie de détails appuyés de documents

certains, et à cette sobriété de raisonnements, à cette parcimonie de théories arrêtées d'avance, à cette absence complète de plaidoyer pour ou contre. M. Henne est de cette école austère à laquelle appartiennent heureusement la plupart de nos historiens belges, de cette école qui méprise les faciles succès du paradoxe autant que les brillants artifices du style, qui sait se prémunir contre l'engouement non moins que contre la prévention, et qui n'a qu'un but le triomphe de la vérité. On n'attend pas sans doute que nous fassions ici l'analyse, même sommaire, de ce gigantesque travail. Cette analyse se trouve, d'ailleurs, minutieusement exposée par l'auteur même, à chaque volume, en guise de table des matières. Notre tâche se borne à une appréciation générale, mais cette appréciation serait incomplète si nous n'indiquions les traits saillants, les points dominants de toute l'œuvre, ce qui la caractérise et lui donne, selon nous, toute sa portée.

M. Henne prend l'histoire à la fin du règne de Philippe le Beau, et trace de main de maître le tableau de la Belgique à cette époque. L'absence d'homogénéité, l'opposition des intérêts, des mœurs, des caractères, n'avaient pas nui à la prospérité, mais les princes exploitèrent l'antagonisme des populations et lancèrent les Wallons, sauf ceux du pays de Liége qui étaient encore indépendants, contre le Brabant et les Flandres. La féodalité wallonne et les communes flamandes durent à la fin céder le pas au pouvoir absolu, à la centralisation fondée par Philippe le Beau. Charles-Quint naît à ce moment, et le peuple, soumis et aveuglé, fait pour le baptême les fêtes les plus splendides.

L'auteur examine avec soin les diverses influences qui agirent sur le développement intellectuel du jeune prince, et ce sont, en effet, des détails d'érudition auxquels on ne peut nier une grande valeur. Marguerite d'York et Marguerite d'Autriche, cette dernière surtout, imprimèrent dans le cœur de Charles des sentiments qu'il ne tenait pas de la naturè seule. Parmi ses précepteurs, Adrien a le plus grand rôle, mais n'exerce aucune action morale. Il est remarquable, du reste, que pendant cette époque de sa vie, le jeune Charles n'annonce en rien l'homme supérieur qui devait obtenir tant d'ascendant sur l'Europe.

R. T.

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Un portrait fort curieux de ce prince, tracé en 1525, le représente« de stature médiocre, ni très-grand, ni petit. Il était » blanc de peau; plutôt pâle que coloré; bien proportionné » de corps. Il avait la jambe très-belle; le bras bien fait; le >> nez un peu aquilin; les yeux petits. Son aspect était grave, >> mais n'avait rien de rude, ni de sévère. Aucune partie du » corps n'était à critiquer en lui, si ce n'est le menton et bien >> plus la mâchoire inférieure, qui était si large et si longue, » qu'elle ne paraissait pas naturelle, mais postiche d'où il >> résultait que, lorsqu'il fermait la bouche, il ne pouvait joindre » les dents d'en bas avec celles d'en haut, mais qu'il restait >> entre elles l'espace de la grosseur d'une dent. Aussi, en par>> lant et surtout en achevant son discours, il y avait quelques » paroles qu'il balbutiait et que souvent on n'entendait pas >> bien... Son tempérament était mélancolique sanguin, et son >> naturel en rapport avec sa complexion... Il était très-peu affa»ble; plutôt avare que libéral, ce qui faisait qu'on ne l'aimait » guère... » Tel était, ajoute M. Henne, Charles-Quint à vingtcinq ans, et ces qualités et ces défauts, que l'observation avait révélés à un physionomiste habile, se développeront avec la maturité de l'âge, les uns pour sa grandeur, les autres pour le malheur de ses sujets (t. II, p. 351).

de

Le jugement porté par l'auteur sur Maximilien, à propos la mort de ce prince, arrivée le 12 janvier 1519, est fort digne d'attention, en ce qu'il se lie étroitement à l'explication de l'état moral et politique de la Belgique à cette époque.

« Le défunt empereur ne laissait pas dans les Pays-Bas des >> regrets bien amers. En effet, sa légèreté, ses bizarreries » avaient annihilé toutes ses grandes qualités. Avec un cœur » droit, il fut un allié peu sûr, un ami peu constant. Aimant la >> justice, il commit les actes les plus iniques. Des traits de bon>> homie étaient suivis de cruels emportements; d'une crédulité >> poussée à l'excès, il passait à la plus injuste défiance. Ferme » dans le malheur, il ne sut jamais profiter de la prospérité. » Politique habile, il fut sans cesse irrésolu... Mais outre son » inconstance, sa mobilité, ses incertitudes, ses irrésolutions » qui rendirent ses embarras inextricables, ce fut surtout par » la dilapidation des finances qu'il pesa lourdement sur les >> peuples, et leur attira les plus désastreux revers. Les aides

» votées pour la défense du pays disparaissaient dans ce gouffre » sans fond; les armées levées contre l'ennemi dévoraient >> les populations qu'elles étaient appelées à protéger... Tel » était le prince qui pendant plus de quarante ans avait exercé >> son influence sur les destinées des Pays-Bas ; ils ressentirent >> longtemps encore les effets de ses défauts et de ses qualités. » Ses idées politiques les plus saines y dominèrent durant tout » le règne de son petit-fils, et assurèrent la puissance qu'il » avait donnée à sa maison; mais avec lui ne disparurent pas >> les dilapidations qui jetèrent le désordre dans les armées >> et dans les administrations publiques; les principes despo»tiques les plus subversifs de la tranquillité et de la prospé» rité des États (t. II, p. 263 et suiv.). »

Ces citations prouvent de quelle manière large et ferme, impartiale et claire, M. Henne traite ce qu'il y a peut-être de plus difficile en fait d'histoire, la mise en scène des principaux personnages et l'influence personnelle qu'ils ont exercée. Ne voit-on pas déjà la lumière se projeter sur l'avenir et les conséquences découler aisément de prémisses posées avec une semblable sûreté de vue?

L'élection de Charles à l'empire se trouve également racontée à cet endroit avec une grande netteté, et les causes de la rivalité de Charles-Quint et de François Ier sont exposées d'une façon remarquable. Toutes les chances diverses qu'allaient courir les deux monarques se découvrent d'un coup d'œil dans ces paroles claires et précises:

« Jeunes, puissants, ambitieux, ennemis naturels par la con>>figuration de leurs États, ils étaient fatalement prédestinés à » se combattre. Souverain des Pays-Bas, des Espagnes, des » Deux-Siciles, des terres découvertes par le génie de Colomb >> ou conquises par l'audace des Cortez, des Pizarre, des d'Al» magre; héritier de Maximilien et de ses prétentions sur la » Bohême, la Hongrie et le Milanais, Charles donnait des alar>>mes à toute l'Europe. Sa puissance était pourtant plus appa>> rente que réelle. Ses États si vastes étaient séparés par les >>mers, tandis que la France possédait un territoire homogène » où elle pouvait transporter sans obstacle ses armées du >> centre à toutes les frontières. La richesse des Pays-Bas et les >> mines du Nouveau Monde semblaient offrir d'immenses res

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