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inconnus. Le nom de pauvre avait fini par devenir le synonyme de fainéant et de vaurien. On appelait déjà le projet, dans un sens de mépris, la dotation des pauvres, lorsqu'un sénateur du Mississippi, M. Brown, s'est levé : « Ce que nous entendons par pauvre, a-t-il dit, dans l'acception commune du langage, n'est pas le pauvre absolu, victime volontaire de la dissipation et de l'imprévoyance, qui tend la main sans rougir, qui vous importune sans honte, et qui se trouve à l'aise dans les établissements de refuge ou de correction. Celui-ci est le mendiant, le vagabond, et trop souvent le criminel. Le pauvre, c'est l'homme qui n'a qu'une faible part des biens de ce monde. Il se rencontre partout. Jetez les yeux, par ces fenêtres, sur cette cité populeuse qui se déroule autour du Capitole. Vous trouverez là dix mille hommes, vingt mille peut-être, que leurs voisins appellent pauvres, et qui se reconnaissent pour tels. Voilà ceux qui demandent un champ pour le cultiver. Je comprends que des gentlemen, nés avec une cuiller d'argent dans la bouche, ne se soucient pas des besoins des pauvres. Mais moi, j'ai été l'un d'eux; je suis né sans fortune, et j'ai lutté pendant toute la première partie de ma vie. Je n'ai pas oublié d'où je suis venu, de quels rangs je suis sorti, et je n'ai jamais entendu jeter le dédain et faire le procès à cette partie du peuple sans me lever pour la défendre. C'est le nerf de votre industie; c'est le bras de votre armée. D'où tirez-vous les travailleurs robustes que réclament vos fabriques? D'où viennent vos soldats? Viennent-ils de la Cinquième Avenue, ou de la classe des hommes d'État et des millionnaires? Non;... à moins qu'ils n'aient un brevet d'officier dans leur poche. Mais quand il faut de simples soldats, soit de l'armée, soit du travail, on en appelle à ceux pour qui nous réclamons un champ de cent soixante acres, et qui ne manquent ni de muscles, ni d'intelligence, et encore moins de patriotisme. Voilà nos pauvres à nous 1. »

Le parti républicain ne se tiendra pas pour battu par le vote du Sénat. En attendant qu'il reçoive des renforts dans les deux chambres, il agite une troisième question, la protection contre le pauper labor, ou travail indigent. Les Américains ont reconnu que l'émigrant d'Europe se contente d'une rémunération infime,

1 Sénat, 5 avril 1860.

qui exclut de la carrière les ouvriers natifs. Les tailleurs allemands, employés à Cincinnati par les confectionneurs de vêtements d'homme, travaillent, à peu près comme dans leur pays, pour un morceau de pain noir et les braises du réchaud. Les lingères de New-York ne gagnent pas un demi-franc par jour, au rapport d'une association charitable instituée pour s'occuper exclusivement de leur sort. Les cordonniers de Lynn et de Natick, dans le Massachusetts, ne font plus vingt francs par semaine, depuis qu'ils ont au milieu d'eux tant d'émigrants. L'ouvrier américain ne peut pas soutenir cette concurrence; l'éducation qu'il a reçue lui crée d'autres besoins. Si l'Europe n'envoyait que des travailleurs inspirés d'une certaine dignité, des hommes qui cherchent à se créer de plus nobles ressources, l'intégrité du salaire serait garantie. Mais l'émigrant est habitué, trop souvent, à la grossièreté des vêtements et de la nourriture; il sait habiter dans des bouges, et se passer de ressources intellectuelles de toute nature, satisfait de s'enivrer une fois ou deux la semaine d'une eau-de-vie à vil prix.

La masse de ces émigrants n'est pas capable d'apprécier le comfort d'un intérieur décent et réglé, ni les jouissances des théâtres, des sociétés de conversation, des salons de lecture. Placez une de ces familles dans l'habitation d'un ouvrier américain avant la fin de la journée, les enfants auront gâté le mobilier, la femme aura mis le désordre dans les armoires, et le chef de famille allumera sa pipe en arrachant des lambeaux aux cartes de géographie suspendues aux murs.

L'ouvrier américain doit tomber à ce niveau, comme homme, ou bien le travail indigent doit être écarté du marché. La question est épineuse et difficile, nul n'en disconvient. Elle rappelle nos luttes entre le travail libre et celui des prisons. Le temps suffirait peut-être pour assigner aux émigrants certaines occupations, certaines industries, que le travailleur américain lui abandonnerait. Mais, dans cette hypothèse, une classe inférieure, famélique, grossière, indigne du monde qui l'entoure, serait greffée à perpétuité sur la société américaine. Les enfants s'élèveraient et grandiraient dans l'ignorance et la misère. Servir d'asile aux indigents est une œuvre chrétienne, mais les élever sur son propre sol serait un vice social.

L'Amérique ne peut donc se laisser plier sous cette avalanche.

Elle a une protection personnelle à exercer, non-seulement comme une justice envers ses propres citoyens, mais comme un élément nécessaire de l'ennoblissement du travail, si heureusement inauguré sur ses rivages.

Telles sont les préoccupations actuelles du parti républicain. Il faut maintenant qu'il écarte l'idée d'intervenir dans les affaires intérieures des États, et qu'il ajoute à son programme l'inviolabilité des franchises locales. Alors, en s'appuyant sur l'esprit loyal, ferme et sensé des populations du Mississippi, naguère encore attachées à la cause de la Démocratie, un de ses adhérents enlèvera probablement l'élection présidentielle. Il y a d'ailleurs entre les deux partis un terrain commun, où les hommes de progrès et de bon sens semblent déjà se rencontrer, des Démocrates qui répudient comme Douglas les exigences des propriétaires d'esclaves, ou des Républicains, comme Bates, qui sont résolus à maintenir inviolablement l'indépendance intérieure des États.

La loi fixe au second mardi de novembre, qui tombe cette année le 13 du mois, l'élection du Collége électoral par le peuple. Ce Collége n'est d'ailleurs, par le fait, qu'une commission de scrutateurs. Chaque État y envoie ses délégués, qui l'inscrivent en faveur de l'un des candidats, pour le nombre de votes auquel l'État a droit dans le Collége. L'élection des délégués, avec mission authentique de faire inscrire tel nom en regard de l'État, fixe donc sans incertitude le choix du Président. La réunion du Collége à Washington n'est plus qu'une formalité. C'est l'élection des délégués par le peuple qui se fera, comme nous venons de le dire, le 13 novembre. Le télégraphe sera complété sans doute jusqu'en Californie et à l'Oregon. La presse associée espère publier pour la première fois, dans le numéro du soir, le résultat général des scrutins tenus ce même jour dans une étendue aussi vaste que l'Europe civilisée 1.

1 Toutes les élections se font à la commune, pour éviter le déplacement des électeurs. Dans les communes étendues ou populeuses, on établit même un grand nombre de bureaux partiels. Comme il n'existe pas de listes électorales, l'électeur guidé par les affiches et les journaux, se présente spontanément entre les heures fixées. Dans ces cir

Si vives que soient les préoccupations de la campagne présidentielle, elles laissent pourtant une place, sur le second plan, à la curiosité qui attend l'ambassade japonaise. Jusqu'au mois de janvier dernier, une loi antique et respectée interdisait, sous peine de mort, à tout habitant du Japon, de quitter le sol de sa patrie. Lord Elgin avait en vain sollicité qu'une ambassade fût envoyée à la reine d'Angleterre : la loi était inflexible. Mais voilà qu'au grand étonnement des habitants de San-Francisco, une frégate à vapeur, portant un pavillon étrange et inconnu, vint ancrer en front de la jetée de Vallejo, le samedi 17 mars, dans l'après-midi, et bientôt les officiers du port faisaient rapport de l'arrivée du bâtiment de guerre de Sa Majesté Japonaise, le Candinmarruh, capitaine Kat-Sin-Tarroh, ayant à bord l'amiral général Coser-Kemanratano-Kamé. L'équipage se composait de soixante-dix Japonais, commandés par huit officiers indigènes; l'un des lieutenants, M. Managheroo, parlait anglais.

La loi qui interdit de quitter le sol natal avait été rapportée, et le steamer venait inaugurer des rapports plus intimes entre Hakodadi et San-Francisco. Bien plus, le Candinmarruh apportait la nouvelle que deux ambassadeurs, munis d'une lettre autographe de l'Empereur du Japon pour le Président des États-Unis, devaient suivre de près ces avant-courriers.

conscriptions restreintes, il est généralement connu de quelque personne présente. S'il arrive qu'il ne le soit pas, les membres du bureau lui administrent un serment, sous la foi duquel il fait connaître son nom et son adresse. En outre, tout citoyen présent, s'il conçoit des doutes, a droit de mettre opposition à la réception du bulletin, jusqu'à l'instant où l'inconnu a amené deux témoins, qui répondent de sa véracité auprès des scrutateurs. C'est à peu près la formalité adoptée par nos notaires envers les clients qui ne leur sont pas encore connus personnellement.

1 Rien n'égale l'importance de ces questions pour les vieilles monarchies d'Asie. Cette loi était une de celles dont le rappel ne pouvait être proposé que par une démarche solennelle et unanime de l'Empereur et de son Conseil Privé. Les princes du sang étaient juges; et s'ils eussent rejeté la proposition, les membres du Conseil Privé devaient, aux termes de la Constitution, avoir la tête tranchée, pendant que l'Empereur descendait du trône, et cédait le pouvoir à son héritier.

Dix jours s'étaient à peine écoulés que les Envoyés Extraordinaires débarquaient à leur tour sur le rivage californien, où la ville de San-Francisco leur fit une réception magnifique, et après une semaine de fêtes animées, les nouveaux hôtes de Frère Jonathan ont pris la route de la Capitale Fédérale, par l'isthme de Panama.

Le personnel de cette ambassade se compose de soixante et onze personnes : deux conseillers auliques, MM. Simmé, prince de Boozen, et Mooragaki, prince de Awadsi, chefs de la mission diplomatique; un Contrôleur général, un chef de division des Finances, un chef de division des Affaires Étrangères, un premier secrétaire et deux seconds, deux espions de première classe et deux de seconde, deux agents comptables, deux interprètes qui parlent le hollandais et l'anglais, deux médecins, cinquante-trois domestiques. Le navire est lourdement chargé des présents que ces fils de l'Asie apportent aux barbares; et l'Empereur a fait mettre à bord un demi-million en espèces.

On se demande d'où vient cette modification inattendue de la politique traditionnelle des Orientaux. D'où vient surtout cette préférence accordée aux États-Unis. Le secret en est tout simplement dans l'esprit tolérant et le sens pratique des marchands yankees. L'Américain, depuis sa naissance, est habitué à respecter les droits des autres. Il ne cherche nulle part à dominer par l'orgueil et l'arrogance; et s'il oblige parfois les peuples barbares à reconnaître sa supériorité, c'est par l'effet de sa valeur intellectuelle et morale. La politique pacifique des États-Unis n'a pas de meilleur appui que les idées démocratiques. Les Américains établis dans les ports de l'Orient, se sont toujours opposés, de tous leurs efforts, aux intrigues et aux empiétements des propagandistes religieux. N'est-il pas naturel qu'un peuple aime à rester maître chez lui, libre dans ses mœurs et dans ses croyances?

Respecter ses coutumes n'est pas d'ailleurs l'abandonner à la barbarie. Ce qui transforme les peuples, c'est l'exemple des sociétés civilisées, ce sont les relations amicales qui rapprochent les nations entre elles, l'introduction des outils, des industries, des arts, des livres. C'est l'éducation, modelée peu à peu sur celle d'un peuple plus policé, qui élève le sens moral et qui ennoblit le sentiment religieux. L'Eau Bénite ou la Sainte Bible

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