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régner selon la volonté de Dieu. Ce fut seulement après qu'ils eurent promis de se soumettre à l'autorité divine que les évêques leur conférèrent le droit de s'approprier le royaume de Lothaire et de se le partager 1.

Le partage d'un Etat, à moins qu'il ne se compose de parties hétérogènes, c'est la suppression de sa nationalité; il n'y a pas d'événement plus grave pour un peuple. On a vu, de nos jours, quelles furent les conséquences du partage de la Pologne. Mais qu'importaient les peuples à l'Eglise romaine, qui regardait toute la Gaule comme un pays conquis? Le royaume de Lothaire fut coupé en deux parts limitées par le cours de la Meuse; l'une fut donnée à Charles le Chauve, roi de Neustrie, l'autre à Louis le Germanique; de sorte que, sans tenir compte des vœux, ni des besoins des habitants, une fraction du pays se trouva annexée à la France, une autre à l'Allemagne. Il est vrai que cette division ne dura pas longtemps; mais si le royaume de Lothaire fut reconstitué peu de temps après, ce ne fut point par ceux qui l'avaient partagé, c'est aux Normands que revient l'honneur de cette restauration.

J'ai déjà parlé du soulèvement des Saxons, coalisés sous le nom de Stellinga, et auxquels Lothaire avait promis de rendre leurs institutions primitives. Louis s'était vu impuissant à réprimer cette insurrection; déjà il était venu à Reims, pour implorer l'assistance de son frère Charles, lorsqu'une triple invasion des Normands, qui débarquèrent à Quentawich, à Hambourg et à Norden dans la Frise orientale, acheva de jeter la consternation dans l'âme des deux princes 2. Ce fut alors qu'ils se décidèrent à se rap

1 Verum tamen haud quaquam illis hanc licentiam dedere, donec palam illos percontati sunt, utrum illud per vestigia fratris eiecti, an secundum Dei voluntatem regere voluissent. (NITH. Hist., ibid.)

2 Per idem tempus Nortmanni Contwig deprædati sunt; inibique mare trajecto, Hamwig et Nordhumwig similiter depopulati sunt. (NITH. Hist., lib. IV, 3.)

procher de Lothaire; de nouvelles négociations furent ouvertes, des garanties furent exigées pour l'avenir; on imposa à Lothaire, qui eut la lâcheté d'y consentir, la condition d'abandonner les Stellinga dont il avait excité l'insurrection, et de les livrer à la vengeance de Louis 1. Au prix de cette infamie, il fut relevé de la déchéance qu'il avait encourue, et l'on procéda avec lui à un nouveau partage de l'Empire.

La Lotharingie fut reconstituée par le traité de Verdun; Lothaire rentra en possession de ses États, notamment des pays situés entre le Rhin et l'Escaut. La patrie originaire des Francs se trouva ainsi former de nouveau un Etat indépendant 2. A toute autre époque, c'eût été un événement considérable pour les peuples de ces contrées; or, rien n'indique, dans l'histoire du règne de Lothaire, que cet événement ait été seulement, je ne dirai pas compris, mais aperçu. Il est certain d'ailleurs qu'il ne produisit pas le moindre résultat. L'histoire ne fait aucune mention de ses conséquences pour la situation intérieure du pays, ni de la joie ou du bonheur qu'il dut répandre parmi les populations; on ne parle pas plus des habitants d'espèce humaine que des habitants d'espèce ovine, bovine ou porcine. Les propriétaires de ces troupeaux, les évêques, les abbés et les comtes paraissent avoir seuls le droit d'être mentionnés.

Cependant il devait y avoir encore un certain nombre d'hommes libres dans le pays, mais le rétablissement du royaume de Lothaire pouvait-il les intéresser? Que leur importait l'indépendance de la Lotharingie, lors

1 Lodhuwicus etenim in Saxonia seditiosos, qui se, uti præfatum est, Stellinga nominaverant, nobiliter, legali tamen cæde, compescuit. (NITH. Hist., lib. IV, 4.)

2 Lotharius, qui major natu erat et imperator appellabatur, omnia Italiæ regna tenuit cum ipsa Roma, necnon et Provinciam et mediam partem Franciæ inter Scaldim et Rhenum, quæ mutato nomine ab eo denominatur Lotharingia. (Chron. Sigeb., anni 844.)

qu'elle n'avait pour but que de satisfaire à des convenances dynastiques? Les hommes libres voyaient sans doute avec indifférence des remaniements de territoires qui ne changeaient en rien leur condition. C'est ce qui explique le silence de mort, au milieu duquel s'accomplirent d'aussi graves événements. Il semble qu'il n'y ait plus d'autre population que celle qui laboure les champs des moines. Si les Normands de la Frise n'étaient pas là pour animer la scène politique, il n'y aurait pas d'histoire de cette époque... Je me trompe, il y aurait l'histoire de l'Eglise; elle nous apprendrait que cet empereur Lothaire, qui avait recherché l'appui des Normands, excité le soulèvement des Saxons, et qui s'était associé aux païens pour combattre ses frères, finit par prendre le froc et alla mourir dans un cloître à l'abbaye de Prum 1.

Il serait à désirer que l'histoire de la Lotharingie servît d'enseignement aux hommes d'Etat de la Belgique actuelle. Certes les temps sont bien changés, et la situation du pays n'est plus la même; mais la situation des pays voisins n'est pas la même non plus; le progrès qui s'est opéré n'est pas propre à la Belgique seulement, il est général. Relativement aux États qui nous environnent, notre situation n'est peut-être pas autant changée qu'on le pense; je ne sais si, au XIXe siècle, l'indépendance nationale se trouve fondée sur un patriotisme plus ardent qu'au ix; dans tous les cas, elle n'est pas tellement immuable qu'on puisse la dire à l'abri de tout accident. Nous avons été annexés à la France pendant vingt ans; naguère encore nous étions annexés à la Hollande; depuis 1830 seulement, la Belgique est exempte d'annexion, comme au temps de Lothaire. L'esprit national s'y est développé

1 Depositis itaque et ordinatis regni negotiis, valedicens suis, mundum reliquit, atque in Prumiam monasterium veniens, comam capitis deposuit, habitoque sanctæ conversationis suscepto, in religionis professione diem clausit extremum, III kalendas octobris. (Chron. Regin., anni 855.)

sans aucun doute; mais trop souvent il est absorbé par l'esprit de parti: on est catholique ou libéral avant d'être patriote, comme au ixe siècle on était Romain ou Normand avant d'être de son pays.

D'autre part, un élément nouveau d'indifférentisme en fait de patrie s'est introduit dans les mœurs sociales. Nous vivons dans un temps où l'attachement aux intérêts maté– riels, qui sont cosmopolites, tend à se substituer à tout autre sentiment. Quelque honteuse que soit cette tendance et quelque funestes que puissent être ses résultats, je ne vois pas qu'on s'occupe beaucoup du soin de la combattre. Au contraire, les hommes d'argent sont en grande faveur, et l'on fait peu de cas de l'honnête homme qui n'a rien. Qu'on y prenne garde cependant! En élevant les biens matériels au-dessus des qualités morales, en recherchant les suffrages des capitalistes qui n'ont pas de patrie, et en faisant fi de la multitude, toujours attachée au sol qui la vit naître, on encouragera les instincts cupides, on fera fleurir l'égoïsme et l'on tuera le patriotisme. La grande question du maintien de l'indépendance nationale deviendra indifférente aux masses, et pour les hauts intéressés, elle ne sera plus qu'une question de chiffres dont chacun cherchera la solution dans sa balance de profits et pertes.

Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet trop épineux, j'aime mieux revenir à mes Normands. Il ne faudra pas aller bien loin pour les retrouver; ils sont dans la Frise et sur les côtes de Flandres, qu'ils n'ont jamais quittées entièrement. Leur chef Hariold, à qui Louis le Débonnaire avait concédé le pays de Dorestadt, figurait parmi les partisans de Lothaire, lorsque après le serment de Strasbourg ses deux frères entreprirent de le chasser; il était de ceux qui devaient défendre le passage de la Moselle et qui prirent la fuite 1. Plus tard, Lothaire,

1 ... Mosellam ocius traiciunt. Quod cum Otgarius, Moguntiæ sedis episcopus, Hatto comes, Herioldus, ceterique viderunt, quos Lotharius

réconcilié avec l'Église, le traita en ennemi, comme il fit de tous les païens qui avaient été ses auxiliaires. Hariold fut surpris et tué par les comtes francs, envoyés pour défendre les côtes de la Frise contre de nouvelles invasions 1. Son frère Roric fut jeté dans une prison, mais il eut le bonheur de s'évader; il passa dans le pays des Saxons, et de là en Danemarck, où, disent les chroniqueurs, il se mit à la tête d'une troupe de pirates normands 2.

En effet, on le voit bientôt reparaître avec une flottille dans les eaux de la Frise; il entre dans le Rhin, se rend maître de Dorestadt et reprend possession du pays autrefois concédé à sa famille.

L'histoire rapporte que Lothaire n'était pas assez puissant pour l'attaquer sans danger; qu'il fut contraint de renouveler la concession de Louis le Débonnaire, à condition cependant de veiller à la rentrée des tributs, et de s'opposer aux incursions des pirates danois 5. Cette con

ab hoc in ibi reliquerat, ut illis transitum prohibuissent, timore perterriti, litore relicto fugerunt. (NITHARDI Hist., lib. III, c. 7.)

A Histoire des expéditions maritimes des Normands, par Depping. Paris, 1826, t. I, p. 148.

2 Roruc, natione Nortmannus, qui temporibus Hludovici (Pii) imperatoris cum fratre Harioldo vicum Dorestatum jure beneficii tenuit, post obitum imperatoris, defuncto fratre, apud Lotharium proditionis criminis falso, ut fama est, insimulatus, tentus et in custodiam missus est. Unde fugam lapsus, in fidem Hludovici regis veniens, cum per aliquot annos inter Saxones, qui confines Nortmannis sunt, mansitaret, collecta Danigenarum non modica manu cœpit piraticam exercere et loca regni Lotharii septemtrionalis Oceani littoribus contigua vastare. (Annales Pytheani, anni 850; Annales Fuldenses, FAUCHET, fol. 697.)

3 Venitque per ostia Rheni fluminis Dorestatem, et occupavit eam atque possedit. Ubi cum a Lothario sine periculo suorum non posset expelli, cum consilio senatus, legatis mediantibus, in fidem receptus est, ista conditione ut tributis ceterisque negotiis ad Regis ærarium pertinentibus inserviret et piraticis Danorum incursionibus obviando resisteret. (Ann. Pyth., loco cit.) - Voyez aussi les Annales de Fulde, de Metz et de Saint-Bertin.

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