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sait que cet usage, introduit par Charlemagne, fut une des principales causes de la ruine et de la disparition des hommes libres. Non-seulement le service militaire était gratuit, mais chaque homme était encore obligé de s'équiper à ses frais, et quand la campagne était finie, au lieu de le récompenser, on tâchait de le dépouiller par une sorte d'exaction qui s'appelait trastura 1. C'est ainsi que les hommes libres étaient amenés à vendre leurs biens, soit pendant qu'ils étaient à la guerre, soit en rentrant dans leurs foyers; et comme la liberté personnelle, chez les Francs, était inséparable de la propriété allodiale, il s'ensuivait que les hommes libres passaient les uns après les autres à l'état de tributaires et de serfs. Les capitulaires nous font, pour ainsi dire, assister au spectacle de cette déchéance on y voit des hommes libres vivant sur la terre d'autrui, et dont les uns possèdent néanmoins quelque propriété, dont les autres n'en possèdent aucune. Ces derniers sont au plus bas degré de l'échelle; déjà ils sont privés du droit d'être entendus comme témoins, en attendant que la liberté même leur soit ravie 2.

A part le petit nombre de dispositions que je viens de citer, et qui se rapportent aux hommes libres, déjà rares sous Louis le Débonnaire, l'objet principal de la législation de cette époque, c'est l'organisation de l'Église. Cet objet est indiqué par les titres mêmes de la plupart des capitulaires Pro utilitate totius Ecclesiæ; De vita et

4 Ut nullus ad palatium vel in hostem pergens, vel de palatio, vel de hoste rediens, tributum, quod trasturas vocant, solvere cogatur. (Capitulare quintum, anni DCCCXIX, c. 16.)

2 De liberis hominibus qui proprium non habent, sed in terra dominica resident, ut propter res alterius ad testimonium non recipiantur. Conjuratores tamen aliorum liberorum hominum ideo esse possunt quia liberi sunt. Illi vero qui et proprium habent, et tamen in terra dominica resident, propter hoc non abiciantur quia in terra dominica resident, sed propter hoc ad testimonium recipiantur quia proprium habent. (Capitulare Wormatiense, anni DCCCXXIX, 6.)

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conversatione monachorum; De causis monasterii sancti Crucis; Qualiter conventus episcoporum fieri debeat, etc. On y trouve d'ailleurs une foule de dispositions qui indiquent quelle place tenaient dans la société la servitude personnelle et la subordination des terres tributaires, des bénéfices, des terres censales, des manses serviles. En un mot, ce qui domine dans le recueil des capitulaires, ce sont les lois qui concernent les évêques, les abbés, les moines, et leurs vassaux, leurs serfs, leurs esclaves, le payement des dîmes et des nones, la prestation des corvées, la réparation des églises, etc.

Dans cette organisation sociale, qu'ils étaient parvenus à substituer à la société germanique, les évêques et les abbés se trouvaient, pour ainsi dire, les maîtres naturels d'une bonne partie du pays. Ils dominaient, comme propriétaires du sol, sur les populations de serfs qu'ils avaient réunies autour de leurs établissements; les communes n'existant pas encore, il n'y avait pas d'autres agglomérations d'habitants. Les comtes seuls auraient pu lutter d'influence avec les évêques, s'ils avaient été appuyés par le peu qu'il restait d'hommes libres; mais ils n'étaient eux-mêmes que les instruments de l'Eglise. Les rois, des mains desquels ils tenaient leurs bénéfices et qui pouvaient les leur ôter, avaient placé en quelque sorte les comtes dans la dépendance des chefs diocésains; plusieurs capitulaires leur prescrivent d'obéir aux évêques et d'exécuter leurs décisions, même, dans certains cas, sous peine d'être excommuniés et privés de leurs comitats 1. Relativement aux peuples, les comtes n'étaient donc que des agents d'oppression; ils ne pouvaient par conséquent attendre de ce côté l'appui qui leur faisait défaut de la part de l'autorité souveraine.

1 Quod si comes vel ejus ministri hæc adimplere distulerint, canonice ab episcopo vel a suo ministro excommunicetur... Si vero, quod non optamus, ipse comes aut de prædictis causis aut de ipsa excommunicatione inobediens aut negligens apparuerit, honore comitatus pariter et communione careat. (Capitulorum lib. VII, c. 432.)

R. T.

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Cette situation, qui s'était produite sous Charlemagne et Louis le Débonnaire, ne fit que s'aggraver sous leurs successeurs. La faiblesse des comtes, résultant surtout de leur amovibilité, dut nécessairement s'augmenter, lorsqu'à la dissolution de l'Empire, il n'y eut plus de stabilité pour les princes eux-mêmes. Lothaire, par exemple, étant en guerre avec ses frères, menaçait les comtes attachés à Charles le Chauve de les priver de leurs bénéfices, s'ils refusaient de violer leur serment et de passer de son côté ; et plus tard, lorsqu'il rentra dans ses Etats, après la réconciliation, il s'empressa de déposséder tous les comtes qui avaient été obligés, pendant son absence, d'abandonner son parti 2. Il est évident que cette politique devait conduire à l'anéantissement du pouvoir civil, et par conséquent à la domination exclusive et absolue de l'Eglise.

Si cette révolution ne s'est pas accomplie entièrement, si la forme purement théocratique n'a pas succédé à la forme clérico-monarchique du gouvernement de l'empereur Louis, à quoi faut-il l'attribuer?... Aux invasions des Normands. Oui, je n'hésite pas à l'affirmer, ce sont les Normands qui sauvèrent les peuples occidentaux, menacés d'un sort pareil à celui des peuples d'Orient.

Sans les Normands, la patrie d'origine de ces Francs si valeureux, qui avaient vaincu les Romains et conquis la Gaule, serait devenue la proie des moines, des prètres, des saints. J'ai déjà dit ce que c'étaient que ces hommes de Dieu, venus pour la plupart de l'étranger. J'ai fait voir comment saint Eloy, saint Amand, saint Willibrord, saint Boniface, comment les plus grands saints du paradis

1 Insuper etiam, quoniam ad ipsum se vertere frustrata fide noluerunt, honoribus quos pater illis dederat privavit. (NITHARDI Histor., lib. II, c. 2.)

2 Arduennam venatu petit, omnesque primores suæ portionis populi, qui a se, dum a regno habiret, necessitate coacti desciverant, honoribus privavit. (NITHARDI Hist., lib. IV, c. 4.)

se préoccupaient avant tout, lorsqu'ils étaient sur la terre, du soin de faire leur fortune 1. Mes études sur les Normands m'ont fait rencontrer un autre saint non moins grand, non moins honoré et occupant une des plus belles places dans le calendrier je veux parler de saint Anscaire (Anscharius ou Ansgarius), l'apôtre du Nord, une sorte de martyr dont on raconte qu'il affronta mille dangers, pour aller convertir les peuples féroces du Schlesswig et du Danemarck. Je l'ai trouvé en possession de l'évèché de Hambourg, jouissant de bénéfices immenses et d'une autorité princière 2. Les revenus de cette position ne lui suffisant pas, l'empereur Louis le Débonnaire s'empressa d'y ajouter ceux du monastère de Thourout en Flandres 3, et plus tard on réunit, dans son intérêt, l'évêché de Brême à celui de Hambourg *.

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Notre pays était peuplé de saints de cette espèce, qui travaillaient avec le même zèle à la vigne du Seigneur. Tous avaient converti ou désiraient convertir beaucoup de barbares, à la condition de s'approprier leurs biens, leurs terres et de leur apprendre à défricher des bois, à dessécher des marais, à endiguer des polders au profit de l'Église. Il n'y avait que les habitants du littoral saxon ou flamand et ceux de la Frise, qui ne jouissent pas des bienfaits de cet enseignement; les Normands exerçaient dans ces contrées une influence fatale aux saints. Mais dans la partie interne du pays, l'œuvre de la conversion

1 Revue trimestrielle, t. IV.

2 Præceptum de paganis ad christianitatem invitandis, et de institutione episcopatûs Hammaburgensis. BALUZ, t. I, c. 681.

5 Et ut hæc nostra constructio periculosis in his locis cœpta subsistere valeat, quandam cellam Turholt vocatam tam huic novæ constructioni quam Archiepiscopi successorumque suorum in gentibus legationi perenniter servituram, ad nostram nostræque sobolis mercedem divinæ offerimus Majestati. (Ibidem.)

4 Ergo Bremensem ac Hammaburgensem episcopatum auctoritate apostolica copulari, et deinceps sanxit pro uno haberi. (ADAMI, Gest. Hamm. eccl. pont., lib. I, c. 29.)

était accomplie; les établissements monastiques se multipliaient et acquéraient chaque jour, je ne dirai pas des domaines, mais des cantons nouveaux, des pagi tout entiers. J'ai sous les yeux un acte de l'an 844, par lequel l'Empereur donna à l'église d'Aix-la-Chapelle tout à la fois, Hermale sur la Meuse, Vilvorde en Brabant, Herinnes en Hainaut, Frasne dans le pays de Namur et une douzaine d'autres localités 1.

Rien ne prouve mieux la toute-puissance de l'Église, que ce qui eut lieu après le serment de Strasbourg, lorsque, Lothaire ayant abandonné ses États, Charles et Louis vinrent à Aix-la-Chapelle. C'était le moment pour eux de convoquer l'assemblée générale des Francs; il s'agissait de savoir comment ils disposeraient du peuple et du royaume de leur frère; la question méritait d'être soumise à une de ces assemblées du champ de mai, où jadis les hommes libres faisaient les rois... Charles le Chauve et Louis le Germanique trouvèrent plus rationnel de consulter les évêques et les prêtres, qui s'étaient réunis en grand nombre autour de Leurs Majestés, afin que la décision à prendre fût conforme à la volonté divine et sans doute aussi aux intérêts, non du pays, mais de l'Église 2. Les évêques déclarèrent que, pour tous ses méfaits et surtout pour avoir exercé sa cupidité à leurs dépens, Lothaire avait encouru la déchéance, et qu'il y avait lieu de partager ses États entre ses frères. Mais avant d'accorder à ceux-ci la licence de procéder à ce partage, ils résolurent de les interpeller sur leurs intentions et de leur demander s'ils entendaient marcher sur les traces de leur frère ou

MIRÆI, Opera diplomatica, t. I, p. 647.

2 Aquis palatium, quod tunc sedes prima Franciæ erat, petentes; sequenti vero die, quid consultius de populo ac regno a fratre relicto agendum videretur, deliberaturi. Et quidem primum visum est, ut rem ad episcopos sacerdotesque, quorum aderat pars maxima, conferrent, ut illorum consultu, veluti numine divino, harum rerum exordium atque auctoritas proderetur. (NITH. Hist., lib. IV, c. 4.)

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