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gagnait, car il y avait dans cette chambre quelque chose de si morne, que le temps commençait à me paraître d'une longueur intolérable.

Le docteur tira sa montre, regarda l'heure; puis, après un nouvel examen attentif de la malade, il prit sur la table le petit flacon qu'il y avait placé, et avec une attention extrême, il versa entre les lèvres de la marquise un petit nombre de gouttes de son contenu.

Quoi qu'il arrive, me glissa-t-il à l'oreille, ne vous effrayez pas.

Et après avoir bouché avec soin le petit flacon, il le remit tranquillement dans sa poche.

La recommandation du docteur, toute bienveillante sans doute, eut un effet diamétralement contraire à celui qu'il s'en promettait, car la peur me prit. Tout ce qui se passait, et jusqu'à cette morne absence d'incidents, m'inspirait, malgré moi, une sorte de terreur indéfinissable.

Un soubresaut rapide, imprévu de la malade, m'en fit faire un autre dans mon fauteuil; puis d'autres secousses nerveuses succédèrent, et enfin se déclarèrent des convulsions affreuses... Je voudrais pouvoir les chasser de ma mémoire. Par moments, la marquise se pliait en cercle, en arrière, de manière que sa tête venait toucher ses talons; puis elle se détendait comme un arc dont la corde casserait. Des coussins! des coussins done! criait le docteur, qui faisait tous ses efforts pour empêcher la malade de se briser le crâne ou les membres contre le mur ou le bois du lit.

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Je courus éperdu, saisis au hasard des coussins de canapé qui frappèrent ma vue; la camériste en fit autant et en un moment la malade fut à l'abri des accidents que craignait mon ami.

La crise était arrivée à son paroxysme. Deux sentiments dominaient tout mon être l'épouvante et la pitié.

Ces convulsions durèrent longtemps et diminuèrent graduellement, comme si le corps avait épuisé ses forces. Le docteur secouait la tête.

La malade redevint immobile; les teintes de la vie

avaient remplacé sur son beau visage la pâleur mate de la mort. Une sueur légère perlait sur son front, ses yeux s'étaient fermés, et bientôt, une sorte de sommeil profond parut s'être emparé de cette organisation qui venait d'éprouver de si cruelles secousses.

Quand elle parle, me dit doucement le docteur en me la montrant, c'est dans cet état.

Une demi-heure se passa dans le silence. Mon ami se penchant alors tout à coup vers le lit, me fit remarquer un léger frémissement des lèvres de la malade. Je m'approchai le plus près possible; le mouvement des lèvres devint plus prononcé, et je commençai à distinguer quelques syllabes sans suite, puis enfin des mots et des phrases entières... Ce que j'entendis est sans exemple dans les faits connus. Fut-ce un rêve, une révélation, de la prescience?... Dieu seul pourrait le dire.

Je tirai nerveusement mon calepin, et, penché sur le lit, l'oreille avide, la main tremblante, j'écrivis toutes ces choses inouïes, à mesure quelles sortaient des lèvres de la mourante.

Il me serait impossible de présenter ce rêve étrange exactement tel qu'il se manifesta par la parole; la voix de la marquise était faible, je perdais certains mots, parfois des phrases restaient inachevées. Le débit était par instants rapide, et je ne pouvais annoter que le sens... je fus donc obligé, depuis, en copiant mes notes, d'éclairer et de compléter certains faits qui n'avaient été qu'ébauchés ou indiqués. L'esprit animique de la malade, comme s'il était dégagé des liens de la terre, semblait s'avancer successivement dans les siècles futurs ou dans le temps, comme on conçoit qu'un corps céleste s'avance graduellement dans l'espace.

Le moi immatériel est presque délivré de ses chaînes... Je plane dans les fluides... des vapeurs dorées voilent

comme une gaze légère les espaces qui m'entourent... Je tiens encore à la terre; un faible lien me rattache à mon enveloppe mortelle. Mon essor est arrêté...

Les vapeurs d'or se changent en lumière... tout s'illumine... O spectacle sublime!... Je perçois les mondes et leurs éblouissantes splendeurs... Voilà la terre, voilà son orbe immense... Retenue dans l'espace, je fuis dans le temps... Les années et les siècles s'écoulent avec une rapidité vertigineuse. Je distingue sur le globe, par une perception inconnue, les limites précises des océans et des terres, les montagnes, les lacs, les cités... Quels. changements déjà se sont produits!...

Les rivages de l'Europe ont changé vers le nord... La Hollande et la partie septentrionale de la grande plaine cimbro-germanique se sont affaissées sous les eaux. Le Jutland n'existe plus... De l'ancien royaume de Danemarck il ne reste que quelques îles, et la Baltique se confond avec l'océan du Nord... un abaissement graduel du sol sur toute cette zone a submergé ces contrées.

La grande terre scandinave a gardé ses limites... la pointe méridionale de la Scanie a seule disparu sous les flots...

La mer Caspienne communique avec la mer Noire par un vaste canal creusé par les peuples slaves. D'innombrables vaisseaux passent de la mer Rouge dans la mer Méditerranée...

Des ponts gigantesques relient la Sicile à l'Italie, et l'Angleterre au continent. Les deux Amériques sont séparées; les eaux de l'Atlantique se mêlent à celles du Pacifique...

L'accroissement incessant des populations amène l'encombrement... l'Europe se déverse sur l'Afrique... les vaisseaux ne suffisent plus... On construit suivant de nouvelles combinaisons de l'art nautique, et au moyen des pins du Nord, de vastes radeaux mus par de nombreuses machines et recouverts d'abris de tous genres. Ce sont de véritables cités flottantes, insubmersibles, emménageant des populations, des vivres et des troupeaux... Le con

tinent africain reçoit des multitudes d'émigrants, qui s'unissent pour la défense et la prospérité communes, et portent la civilisation parmi les peuples noirs... A l'exemple des blancs, ces peuples s'organisent en nations libres, et préludent, par l'émancipation intellectuelle, à leur entrée dans le grand concert de l'humanité.

La grande nation chinoise s'est enfin régénérée et civilisée. Dans l'Inde, une fusion de races s'est opérée avec les siècles entre les aborigènes et les Européens. Là, comme dans le grand empire de Chine, le christianisme, progressif et dégagé du dogme des mystères, a triomphé de l'idolatrie.

Des versants des monts Orégons jusqu'aux rivages occidentaux de l'Amérique du Nord vit un grand peuple au teint bronzé : ce sont les descendants libres des esclaves africains

L'organisation des sociétés a fait un pas immense... Tous les pouvoirs deviennent électifs à tous les degrés de l'échelle sociale, jusqu'aux chefs des nations... L'humanité marche, non vers cette grande chimère, l'égalité, mais plutôt vers l'équitable distribution proportionnelle... A chacun suivant ses facultés et ses aptitudes... à chacun selon ses œuvres...

Les lumières de l'esprit s'étendent... La race humaine s'améliore... Le mal c'est l'ignorance.

Science, bien-être et liberté !... aspirations incessantes de l'humanité!...

L'aérostation ne cesse de progresser. Les communications aérienne et télégraphique ont rapproché les peuples; les travaux de l'intelligence et de l'industrie s'échangent; le commerce est affranchi; la fusion des intérêts s'opère, et les alliances se scellent entre les nations...

L'alliance des peuples et la liberté ont tué la guerre, ce fléau fratricide. Des armées de travailleurs réunissent des lacs et des mers, dessèchent les contrées paludéennes, défrichent des landes arides, agrandissant ainsi le domaine de

l'homme et la première source des richesses, l'agricul

ture...

La chimie éclaire de son flambeau les mystères de la physiologie. Les causes initiales des altérations organiques se découvrent. Des moyens préventifs, s'attaquant aux principes morbides, diminuent les maux physiques de l'humanité... Les substances et préparations alimentaires se multiplient, s'améliorent, se perfectionnent...

Des végétaux nouveaux sont acclimatés en Europe. L'igname, don précieux du Créateur, a remplacé les solanées dégénérées... Les sucs nutritifs des aliments animaux et végétaux peuvent se concentrer sous un trèspetit volume, et conserver indéfiniment leur vertu assimilatrice... La chimie est parvenue à composer le chyle humain, principe immédiat du sang!... La science a reculé les limites de la vie...

De nouvelles découvertes dioptriques, combinées avec l'électricité, amènent la création de soleils artificiels ou phares solaires. L'intensité de leur lumière a chassé les ténèbres des cités...

Cependant le plus précieux des combustibles, le charbon minéral, commence à manquer. La multitude de puits et de galeries souterraines en ont rendu l'extraction si onéreuse que l'homme en abandonne l'exploitation... Au milieu du refroidissement des climats septentrionaux, le bois combustible et les composés tourbeux-asphaltites deviennent insuffisants... Mais les progrès de la géologie ont fait connaître le sous-sol de l'Europe. Des procédés nouveaux permettent de creuser des puits artésiens à de grandes profondeurs. Des eaux bouillantes abondantes jaillissent à la surface, et, dans un grand nombre de villes, la distribution de ces eaux calorifères remplace les matières combustibles.

Mais les eaux chaudes ne se rencontrent pas dans toutes les localités. La science crée un nouveau système. Par des appareils ingénieux, elle applique au chauffage domestique le dégagement du calorique par le frottement...

R. T.

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