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Ben Johnson, par un de ces caprices dans lesquels son rare génie s'égarait parfois, fut un des premiers à ridiculiser le pauvre Butler, dans une comédie pleine de verve, the Staple of news, le « marché aux nouvelles, » qui contient à la fois la caricature du journaliste et la critique de son journal. Quelles scènes grotesques en effet que celles où pérorent maître « Cymbale, » le directeur de l'entreprise; M. Convenable,» rapporteur des fêtes de la cour; « Passe-Partout, » l'homme de loi, chargé de la chronique des tribunaux; «. Madrigal, » dont l'esprit fleurit dans les épigrammes et les acrostiches; « Almanach, » qui n'abuse pas du sien en écrivant une revue médicale, et « Baise-Main, » cordon bleu par emploi et poëte au besoin! Cette entreprise si ridicule, qu'un grand écrivain accueillait d'un sourire de ses lèvres satiriques, consacrait cependant le droit d'examen et l'indépendance de la pensée. La libre parole était née, mais elle voyait le jour au sein d'une société déjà vieille, et devait se heurter à bien des obstacles avant d'être écoutée; c'était une jeune àme s'éveillant dans le corps affaibli du phénix mourant.

Avant la guerre civile, l'imprimeur ne pouvait pratiquer son art que sous le contrôle du roi et de l'Église. Celle-ci prétendait même exercer un droit de censure, confirmé par les règlements du pape Alexandre VI, et par les décisions du concile de Latran qui défend la publication de tout livre nouveau, dans les contrées soumises à la juridiction ecclésiastique, sans le consentement de l'évêque ou de l'inquisition du diocèse. La réformation, tout en étendant considérablement les priviléges des gens de lettres, ne modifia guère les lois spéciales auxquelles ils étaient soumis, et les représentants de l'Église romaine n'abandonnèrent leur office que pour le céder à la couronne et aux évêques anglais. Les règlements, moins fréquemment appliqués, n'en conservèrent pas moins leur rigueur toute draconienne, et le publiciste, soustrait à la loi commune, avait à redouter les sévérités d'un tribunal

spécial, la chambre étoilée. L'emprisonnement, les amendes, le pilori, menaçaient sa liberté; les angoisses de la torture et les flammes sinistres du bûcher de Smithfield compromettaient sa vie. Il fallait du courage pour accepter cette lutte terrible contre d'anciens préjugés, mais une pensée ne saurait mourir, le premier pas était fait, et on ne peut faire reculer la marée montante la fatalité n'est autre chose que la logique de l'histoire.

Nathaniel Butler, qui comprenait tous les périls de sa position, évita de donner de l'ombrage, et ne s'occupa que des nouvelles extérieures, qu'il publiait sans commentaires. La chambre étoilée veillait cependant, car on ne voyait pas sans jalousie les progrès de ce pouvoir nouveau, et elle réduisit par un décret du 1" juillet 1637 le nombre des maîtres imprimeurs. Durant cet intervalle, si rempli d'événements, Charles Ier s'aliénait peu à peu les sympathies publiques. Ses entreprises contre la France et l'Espagne n'avaient point été couronnées de succès, et, ayant voulu imposer une nouvelle liturgie à ses sujets et se rendre absolu, il se mit en guerre contre son parlement. La presse s'exprima aussitôt avec plus de hardiesse, car les deux partis cherchaient à impressionner la foule; la chambre étoilée, odieuse depuis qu'on découvrait en elle un instrument de despotisme, fut abolie en 1641 La situation s'améliorait pour les écrivains, lorsqu'un changement imprévu vint leur prouver qu'ils venaient à peine. d'engager le combat, alors qu'ils se croyaient déjà sûrs de la victoire. Les membres du parlement voyaient en effet avec un extrême déplaisir la publicité donnée à leurs débats, et se décidèrent à sévir contre l'indiscrétion des nouvellistes. On commença par expulser sir Ed. Derring de la chambre des communes, pour avoir fait connaître quelques-uns des discours prononcés par ses collègues; puis vint une ordonnance contre la vente des livres scandaleux, qui laissait au juge la faculté d'établir le scandale; et enfin un nouveau règlement sur la censure, en 1643. D'après ces dispositions législatives, tout ouvrage imprimé

devait être examiné préalablement par l'autorité, et ne pouvait paraître sans son approbation. Il importait cependant au public de savoir comment les membres du parlement s'acquittaient de leur mandat, et l'assemblée se vit forcée de céder sur ce point, en donnant, pendant quelque temps, un compte rendu officiel de ses séances.

Tandis que les presses clandestines se multipliaient dans la capitale à mesure que le bourreau brûlait les livres dans Cheapside, un nouveau champion se présentait pour défendre la liberté de la parole, et cette fois avec toute l'autorité d'une raison supérieure Milton publiait son Areopagetica. Il commence, en développant certaines considérations générales, par établir son droit d'examen, puis, appliquant immédiatement cette théorie, il passe à l'appréciation de l'ordonnance du parlement relative à la censure. Il la combat à cause de son origine, car elle a été inventée, dit-il, par ceux-là mêmes que la révolution a renversés. Il cherche à démontrer que la liberté d'écrire ne peut devenir dangereuse, à condition que toutes les idées, à quelque catégorie qu'elles appartiennent, puissent être soumises à la critique publique, et il conclut enfin par ces mots remarquables :

<< Un livre n'est pas une chose inerte, car il contient » en lui un principe de vie, aussi actif que le souffle >> divin qui anime l'esprit de son auteur. Celui qui tue un >> homme détruit une créature raisonnable créée à l'image » de Dieu, mais celui qui anéantit un livre immole la >> raison elle-même. Rien ne peut remplacer la perte » d'une vie éteinte avant l'heure, mais des révolutions » d'âges ne sauraient compenser le rejet d'une vérité » méconnue, faute de laquelle des nations entières peu» vent être condamnées à d'insupportables souffrances. » Ce n'est pas la vie que l'on attaque par la censure, c'est » l'immortalité. »>

Cette protestation éloquente ne pouvait être bien comprise des contemporains, trop absorbés d'ailleurs par les péripéties du grand drame auquel ils assistaient. La

bataille de Naseby venait à peine d'être gagnée par les rebelles, que le parlement était déjà en désaccord avec ses généraux. Fairfax marcha sur Londres, et comme la plume est particulièrement désagréable aux gens d'épée, le vainqueur se plaignit de la licence de la presse, obtint de nouvelles ordonnances contre elle, et fit même nommer M. Mabboth en qualité de censeur. Lilburne, écrivain original qui devint dans les derniers temps de sa vie l'un des prédicateurs des quakers, est poursuivi pour avoir osé attaquer Cromwell, et le conseil fait un rapport aux chambres, en 1653, « sur différents pamphlets scanda> leux et séditieux, tendant à semer le désordre dans » l'État. »

La réaction politique qui suivit la mort du lord Protecteur et la restauration de Charles II, s'annonça par un redoublement de rigueur envers les journalistes. Un ordre du conseil arrête, en 1660, la publication du Mercurius Politicus, et, créant un monopole d'un genre inconnu jusqu'alors, accorde à MM. Mudiman et Giles le droit exclusif de répandre les nouvelles. Il était un peu tard cependant pour prendre de telles mesures, car de 1640 à 1660, on avait mis au jour plus de trente mille journaux, pamphlets et brochures diverses. Les publicistes dédaignaient déjà l'attitude modeste de Nathaniel Butler, et donnaient à leurs gazettes des titres sonores; le Weekly News s'était évanoui pour faire place à toute une dynastie de « Mercures. » Ce nom était devenu d'un usage général, et on se contentait d'ordinaire d'y ajouter un adjectif pour indiquer les tendances du journal. Le messager céleste était donc véridique, nuageux, pragmatique, politique, rustique ou même aulique, au choix du lecteur. Tout cela est bien pauvre et ne fait guère présager l'immense développement de la presse quotidienne actuelle, mais qu'on se rappelle la définition que les encyclopédistes donnaient encore, de leur temps, des papiers publics. « Un journal, » dit Diderot, est un ouvrage périodique qui contient » les extraits des livres nouvellement imprimés, avec

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un détail des découvertes que l'on fait tous les jours » dans les arts et dans les sciences. C'est, ajoute-t-il, un » moyen de devenir savant à peu de frais. »

Les « Mercures » dont nous venons de parler ne rendaient pas bien savant, mais ils servaient déjà à former aux luttes politiques quelques hommes habiles, tels que Marchamont Nedham, qui écrivit d'abord pour la cour, puis contre elle; John Birkenhead, qui fut anobli et devint maître des requêtes; Pierre Heylin, l'un des rédacteurs du Mercure aulique, et Bruno Ryves, royaliste ardent et convaincu. Mais reprenons notre récit.

Le privilége accordé à MM. Mudiman et Giles, l'injonction de cesser la publication des débats du parlement, le zèle des censeurs, ne tardèrent pas à produire leurs fruits. Les papiers publics continuèrent à circuler, mais sous le manteau, tandis que la poésie licencieuse s'élevait à la surface, et se débitait au grand jour. Le gouvernement comprit les embarras de cette situation, et il se décida à fonder un journal officiel dont il confia la rédaction à Roger l'Estrange. Cet homme, dont l'existence est un roman, était fils d'un gentilhomme de Norfolk, sir Hammond l'Estrange, de Hunstanton Hall. Il servit d'abord Charles Ier, qu'il suivit jusqu'en Ecosse, puis, ayant été fait prisonnier par les parlementaires, il fut emprisonné à Newgate. Il s'en échappe en 1644, essaye de soulever le peuple dans le comté de Keut et, ne pouvant y réussir, se réfugie sur le continent. Il y vécut quelque temps, retourna en Angleterre à la dissolution du long parlement, et ne dut la vie qu'à la clémence de Cromwell. Il était connu dans le monde littéraire par de nombreux travaux, et donna le premier numéro du journal officiel, le 1er août 1663, sous le titre de The Intelligencer.

Le système répressif nouvellement inauguré devait cependant recevoir sa sanction, et on prit la résolution de prouver aux délinquants que la loi n'était plus une lettre morte. Un malheureux père de famille, connu sous le nom de Twyn, dirigeait une imprimerie clandestine.

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