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On sait que l'irritation ou éréthisme nerveux chez les aliénés tient principalement à leur sensibilité souvent exquise, à leur impressionnabilité presque toujours exagérée; or, en forçant les malades à la vie commune, dans une espèce d'hôtellerie ou de cloître, on expose ces natures souffrantes et délicates à des froissements sans nombre, à des douleurs de contact insupportables, à des haines perpétuelles. « Je suis donc réellement fou pour qu'on me condamne à vivre avec ces gens! » s'écriait un mono-maniaque au désespoir. Pour vous convaincre de ce que nous disons, entrez dans un chauffoir quelconque d'aliénés vous serez frappé à la vue d'un assemblage effrayant de gens dont le malheur consiste à se retrouver partout et toujours avec des fous. Ces hommes et ces femmes, réunis dans diverses salles, sont accablés d'ennui; la chambre où ils passent la nuit ne leur appartient pas, et ce chauffoir, ce préau, ce jardin emmuraillé sont pour eux une espèce de cage qu'ils ne peuvent quitter que le soir pour regagner leur domicile réel, celui où du moins ils n'éprouvent que leur propre tourment. Tout aliéniste verra sur ces figures les symptômes s'aggraver et les chances de guérison disparaître. Or, ces figures ne font que refléter ce qui se passe dans les âmes.

Examinez maintenant ce fou, qui a la jouissance de l'air libre et la propriété de sa chambre, de ses livres, de ses outils, de ses plantes, de ses pierres : il orne son domicile à sa guise; on voit souvent sur la muraille des inscriptions ou des dessins qui ne cèdent qu'aux prescriptions du badigeonnage semestriel. Cet homme est occupé de parfaire son rêve rien ne le contrarie, il a les champs, les bois ou d'immenses bruyères à sa disposition; il pêche dans les rivières et les canaux, il tend des piéges aux oiseaux, enfin il fait de son temps ce qu'il veut, il n'est astreint le plus souvent qu'à regagner la maison du nourricier pour les heures des repas, encore s'il les oublie, la ménagère aura conservé sa part près du foyer commun. En voici un autre qui, toute la journée, trace dans le sable

de la rue l'histoire de ses pensées; ce sont des hiéro glyphes dont il a seul la clef. Celui-là trouve dans la marche un apaisement à son agitation, il est toujours affairé et rentre joyeux au logis. Vingt autres vont au travail avec le nourricier et ses enfants; les enfants sont leurs pairs, leurs amis, et ils partagent la besogne des plus faibles.

Nous demandons si, à service sanitaire égal, Gheel n'emporterait pas la palme? Nous sommes certain qu'il l'emporterait, parce que, de tous les êtres humains, les aliénés sont ceux qui traduisent au dehors le plus irrésistiblement les influences qu'ils subissent.

Parmi les antiréformistes les plus décidés, nous trouvons M. le chirurgien Stevens, médecin en second de St-Lukes Hospital à Londres. Autant que nous pouvons nous le rappeler, M. Stevens, avant son départ pour Gheel, paraissait déjà peu disposé en faveur des colonies; il critiquait même les rapports qui avaient été faits sur Gheel par un médecin anglais fort distingué. Dans un travail que nous regrettons de ne pas connaître, inséré dans l'Asylum Journal et cité par l'Allgemein Zeitschrifft, M. Stevens prétend que mon honorable successeur, M. le docteur Bulckens lui aurait dit « ne posséder à Gheel aucun contrôle sur les exorcismes pratiqués dans la chapelle de Sainte-Dymphna; que, s'il était en son pouvoir de les empêcher, il ne jugerait pas prudent de le faire, parce que ce qui constitue la colonie, ce n'est point l'art médical, mais la foi en sainte Dymphna; et que la sainte disparue ou négligée, Gheel n'aurait plus de raison d'exister (!!).

Il est on ne peut plus adroit ni de plus haute diplomatie de la part de M. Stevens de prendre pour complice de ses opinions le médecin inspecteur de Gheel, justement celui qui est chargé d'améliorer la colonie et qui s'acquitte de ses fonctions avec le plus grand zèle. Par malheur, M. Bulckens prétend, et nous n'avons point de peine à le croire, n'avoir rien dit de pareil. M. Stevens, possédant peu l'usage de la langue française, aura mal compris ce

qu'on lui disait et même ce qu'il voyait. A Gheel on n'exorcise personne; rien de semblable n'a eu lieu depuis peut-être plus d'un siècle; M. Stevens aura confondu l'exorcisme et la neuvaine qui est bien rarement faite dans une chapelle.

Ce qu'on appelle foi aveugle et superstition en une sainte, doit être analysé par un médecin aliéniste en présence des faits. Peut-on croire qu'à Gheel ce soit un restant de barbarie que de bien soigner des infirmes? Enfin les prémisses et les conséquences de M. Stevens ont-elles un rapport logique?

Suivant notre opinion, sainte Dymphna a un caractère tout différent des autres saints ou saintes qui de droit sont intolérants. La sainte campinaire est simplement charitable; elle aime et protége tous les malheureux qui viennent s'abriter dans son domaine spirituel. Ego sum charitas, voilà sa devise. Aussi, Turcs, juifs, catholiques ou protestants de toutes les communions, trouvent-ils une place dans le cœur des Gheelois. Alors que tout se `vend aujourd'hui au poids de l'or, ce reste de barbarie est fort extraordinaire. Arrivons au fait. L'histoire de sainte Dymphna, morale dans son essence, transmise d'âge en âge, a-t-elle une origine positive? Il n'existe aucun document ou légende datant de l'époque à laquelle l'héroïne aurait vécu; la tradition orale ne peut-elle être le résultat de la réaction de l'idée sur les sens, chez une population éloignée de tout centre de critique? Or, l'idée de secourir des malheureux repoussés de toute part, a pu se traduire par la sainte image d'une jeune fille résistant aux passions. Sainte Dymphna est représentée dans l'acte d'implorer le ciel pour les malheureux qui l'entourent; cela n'a pas de quoi irriter un médecin aliéniste. Nous ne pensons pas non plus que M. Stevens soit en droit de supposer que nous croyons à la vertu mystique du symbole, tandis qu'il est très-facile de reconnaître une vertu chrétienne, la charité, cachée au fond de l'histoire de la fille d'un roi irlandais, va-nu-pieds à cette époque reculée,

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lequel s'il a existé a voulu attenter à l'honneur de son enfant.

Maintenant en quoi cette histoire peut-elle nuire au traitement médical? Il est évident que la sainte a bien mérité de l'humanité, et à ce titre, est digne du respect que l'on doit aux croyances. Le médecin de Gheel peut-il aflicher du mépris pour ceux qui veulent recourir à cette réaction de l'esprit sur la matière? La sainte pourrait être abolie! mais qu'a-t-on pour la remplacer? La psychiatrie est une science toute nouvelle; elle a dû passer par certaines phases de développement; l'encellulement et toutes les violences subies par les aliénés en sont une des plus cruelles dont nous venons de sortir; actuellement on se borne encore à étudier l'homme physique; l'homme pensant n'est pas encore à l'ordre du jour, et la preuve, c'est que dans aucune université, soit de l'État, soit libre, l'étude des aberrations morbides de l'esprit ne se trouve inscrite au programme des cours. Cette étude si intimement liée aux lésions des centres nerveux, aux troubles de la sensibilité générale et aux névroses, est abandonnée à des rêveurs, à des psychologues, qui, en leur qualité de médecins, sont appelés en Angleterre des mad-doctors et en Belgique zotten doctoren. Donc sainte Dymphna n'est pas encore de trop, et j'espère bien que sa douce influence continuera de protéger nos malades jusqu'à nouvel ordre.

Suivant un article de M. le docteur W. Jessen, où tous les arguments contre Gheel sont couronnés par ces mots : que cette colonie est un exemple dégoûtant (abschreckend) du traitement à air libre, » M. le docteur Bucknill, s'appuyant des observations de M. Stevens, compare Gheel aux petits asiles anglais qu'il appelle avec raison squalid azylums (dégoûtants, honteux). On voit que les adversaires de notre opinion en sont arrivés aux gros mots. Nous ne les suivrons pas sur ce terrain, mais nous demanderons à M. Bucknill en quoi l'on peut comparer une colonie à des maisons particulières où l'on exploite des aliénés de la manière la plus indigne, tandis qu'à

Gheel, ce qu'on admire surtout, c'est le dévouement et le désintéressement des nourriciers.

Les squalid azylums de l'Angleterre, dont les frais sont à peine couverts par la rétribution de quelques rares pensionnaires, ont offert l'inconvénient que des personnes pouvaient y être retenues illicitement. A Gheel, l'aliéné une fois guéri, il n'y a pas de pouvoir au monde capable de l'y faire rester contre son gré, et, s'il voulait y demeurer, les médecins de l'établissement ne le permettraient pas. Que M. le docteur Bucknil vienne étudier Gheel, et nous sommes certain qu'il ne dira plus (suivant l'article de M. Jessen) que créer un Gheel est le rêve de gens sans expérience ou de faibles d'esprit.

Lorsque des colonies auront été établies partout, le public ne pourra plus, comme cela est arrivé, soupçonner des médecins, même ceux qui ont la réputation la mieux établie, d'avoir de secrets arrangements avec les directeurs d'asiles privés, pour y faire retenir criminellement des personnes saines d'esprit.

Il paraît aussi, toujours suivant le docteur Jessen, que M. le docteur Brown, inspecteur des établissements d'aliénés en Écosse, a fait des observations défavorables sur les colonies. M. Jessen reproduit ces objections. A la première, qui consiste à dire que l'administration financière d'un village soumis à des droits féodaux y empêcherait l'établissement d'une colonie, nous répondrons que le gouvernement peut, dans ce pays, racheter ces droits sans blesser les intérêts de personne, ou plutôt qu'il doit le faire dans l'intérêt de tous, si une colonie est jugée utile. A la seconde objection, qu'après toutes les dépenses faites pour nourrir et habiller les malades comme dans les asiles, il n'y aurait pas de profit, nous répondrons que c'est là une grande erreur; car admettant même que les frais fussent les mêmes, ce qui n'est pas, nous l'avons prouvé, il resterait un nombre double de cures à cause même de l'air libre et l'éloignement de maux inutiles.

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