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tes, leurs serments, leurs espérances, ces noms toujours si doux et si éloquents de patrie et de liberté, c'en était assez pour provoquer des applaudissements sans fin. C'est là en effet tout le drame de M. Basiliadis. Léon Kallergis, l'intrépide héros, dont le cœur repousse toutes les séductions de Venise, c'était l'intérêt de la pièce. Il a toutes les vertus. Sa jeunesse, sa générosité, son courage, sa mort, rendent plus odieux encore le Kallergis dont l'ambition et la cruauté ne peuvent s'assouvir ni des richesses de Venise, ni du sang de ses concitoyens. Cet Hellène criminel qui égorge la liberté hellénique est le contraste odieux que l'auteur poursuivait. Les remords dont ses nuits sont troublées, les funestes visions qu'il ne peut éloigner de ses yeux, les tourments de la honte, le poids de haine dont il est chargé telles sont les images vengeresses que l'auteur a voulu mettre devant les yeux de ses compatriotes, pour les détourner du crime de trahir la Grèce, s'ils en pouvaient jamais avoir l'idée.

Il ne convenait pas que Léon Kallergis eût dans l'âme d'autres passions que celle de la liberté. Un drame ne peut guère pourtant se passer d'amour. Aussi M. Basiliadis en a-t-il rempli le cœur de Florentia, la fille du duc de Venise. Elle adore Léon Kallergis, elle le sauve de la prison, elle meurt de sa mort en baisant son portrait. Cette jeune Florentia, pàle silhouette dans l'intrigue, rappelle un peu la fille du duc d'Albe dans le drame de M. Sardou intitulé Patrie. Ce titre pourrait être celui de M. Basiliadis. Le début est le même. Seulement, chez M. Sardou, toute la haine retombe sur un étranger, sur le duc d'Albe. Chez M. Basiliadis, le représentant de Venise est doux et bénin : c'est un Kallergis, un Crétois, qui terrasse les défenseurs de la liberté crétoise et les égorge lui-même.

Conçu, malgré la préface, avec une liberté tout à

fait romantique, l'ouvrage de M. Basiliadis a plus d'unité et d'harmonie que celui de M. Bernardakis. Il se plie davantage aux lois véritables de l'art et de la scène. Ce n'est point un manifeste littéraire comme Maria Doxapatris, c'est une pièce faite exprès pour être représentée. Le style en est moins soigné que celui de M. Bernardakis, mais, en revanche, il a moins de raideur. Concentré sur les Crétois, l'intérêt est plus vif. L'auteur n'a point eu, comme son prédécesseur, la difficulté à vaincre d'une restauration historique. Les croisés du drame de Maria Doxapatris étaient des héros dont il fallait, par un effort d'érudition, retrouver la physionomie, le langage, les idées. M. Basiliadis se déchargeait sur le décorateur du soin de la mise en scène et de la couleur locale; pour les personnages, il les trouvait autour de lui; il les peignait tels qu'il les voyait personne ne pouvait lui demander rien de plus.

Un second drame, Loucas Notaras, répond mieux. aux intentions que M. Basiliadis a exprimées dans sa préface: l'idée de Shakespeare n'en a point troublé l'auteur. L'oeuvre, au contraire, a été conçue dans le système de la simplicité antique. On pourrait dire même que cette simplicité est un peu nue. Qu'importe? elle est intéressante. Si cette pièce n'a pas toute la variété et l'étendue des pièces anglaises, elle a beaucoup de l'aisance dégagée qu'on admire dans le théâtre des anciens. Elle rappelle ces œuvres, d'un art peu avancé, mais ingénu, où l'intrigue et la complication des ressorts n'ont rien à faire: où les scènes, peu nombreuses, se suivent sans se lier trop étroitement, comme les basreliefs d'un marbre grec. J'avoue que ce drame me plaît beaucoup par la sévérité de l'exécution et le peu d'étalage qu'y fait l'auteur des procédés modernes. Il y a là aussi peu de fracas que de rouerie.

Les Hellènes regretteront éternellement la prise de

Constantinople par les Turcs. Tous leurs malheurs sont venus de là; ils ne pourront jamais parler de ce tragique événement sans être émus. Une pièce tirée de cette partie de leurs annales va droit à leur âme et fait naître sans peine l'émotion. C'est un des premiers avantages du sujet. Jamais les belles paroles de Virgile: Sunt lacrymæ rerum, ne pourront mieux être appliquées. La complainte, chez les Grecs, s'est lassée à pleurer ce malheur sans que le pathétique en soit encore épuisé.

Une pièce de théâtre doit se resserrer et s'enfermer dans une action d'une juste étendue, elle ne peut pas embrasser tous les faits que l'imagination voit s'offrir à elle dans un événement de cette nature. Il faut que le poëte se décide à choisir, et il importe qu'il le fasse avec un heureux discernement. M. Basiliadis n'a pas songé à nous représenter l'invasion des Turcs dans la ville impériale; il n'a même pas voulu nous en faire le récit comme dans Racine:

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle...

il a ramené tout l'intérêt sur une famille unique, celle des Notaras. Après quelques détails, qui servent pour ainsi dire à marquer la décoration et à faire le fond de la scène, il nous ouvre un palais où Loucas Notaras, le grand-duc, Myrrha, sa femme, Manuel, Pulchérie, Isaac, âgé de quatorze ans, leurs enfants, Jean Cantacuzène, son gendre, vont, à raison de leur grandeur et de leur naissance, sentir peser sur eux tout le poids du malheur et de la servitude.

La ville est prise. Pulchérie attend le retour de son époux; les angoisses de l'anxiété et du désespoir torturent son âme. Sa mère est mourante. On a voulu lui

cacher ce triste malheur, mais les larmes d'Isaac lui ont tout appris. Bientôt Cantacuzène revient du combat; les Turcs sont vainqueurs, l'empereur est mort. Une foule de femmes, de vieillards et d'enfants, entassés dans Sainte-Sophie, viennent de tomber aux mains des musulmans. Mahomet II promène dans sa nouvelle conquête son triomphe et sa joie. Il n'a plus rien à craindre. Le corps de l'empereur, retiré d'entre les morts, est étendu à ses pieds. Le conquérant ordonne que la tête du vaincu soit placée au sommet d'une colonne, et son corps enseveli. Généreux envers son ennemi abattu, le sultan le couvre de son manteau; il laisse la vie sauve aux Grecs de noble naissance, et ne s'indigne pas que Notaras refuse de s'incliner devant lui. Bientôt même il se prend d'affection pour sa fierté; il lui rend dans sa propre demeure une visite courtoise. Il tolère sa franchise et sa liberté; il ne veut répondre que par la confiance à ses plaintes.

Notaras n'accepte point de vivre esclave où il a vécu sur les marches d'un trône : il songe à s'enfuir de cette ville à jamais perdue pour lui. La faveur dont Mahomet II l'honore inquiète Gérard-Pacha, le favori du sultan. Ce Français renégat craint de se voir chasser de l'âme de son maître : il a résolu la perte de Notaras. Il sait où frapper son ennemi. Isaac, ce jeune enfant de quatorze ans, est montré au chef des eunuques comme une proie réservée au vainqueur. Mahomet vient d'en donner l'ordre, l'enfant doit lui être conduit. Gérard avait compté sur la résistance de Notaras. Il excite dans l'âme impétueuse de son maître la colère contre un rebelle qui l'outrage, qui ose dire non, quand le sultan a donné ses ordres. Le bourreau est averti; il suit le chef des eunuques. Manuel, Cantacuzène, Notaras enfin, tombent successivement sous ses coups. Myrrha et Pulchérie arrivent à temps sur la scène pour

voir briller l'éclair de l'épée du bourreau. Isaac accourt auprès d'elles; il a pu se soustraire à la surveillance de ses gardiens plongés dans l'ivresse d'un festin. Il sera le dernier rejeton de cette race malheureuse pour qui la réparation des maux soufferts se fera si longtemps attendre.

Il y a, dans cette pièce, des détails intéressants et justes. Le moine Manuel exprime, dans ses plaintes et dans ses prières, une idée qui fut celle de la Grèce et de l'Europe entière: on crut alors que Dieu renouvelait sur Constantinople les terribles châtiments qu'il avait autrefois infligés à Rome. C'était comme un autre fléau de la Providence irritée que ce conquérant impétueux, dont les armées entraient par la brêche qu'avaient faite dans l'Occident les schismes, les impiétés, la révolte contre le Ciel. Cette idée répétée par nombre de voix empêcha peut-être les nations latines de rallumer chez elles l'ardeur d'une nouvelle croisade, que quelques papes sollicitèrent en vain.

66

Lorsque, dans la mosquée de Sainte-Sophie purifiée à l'eau rose, le muezzin fait, pour la première fois, entendre la prière des musulmans, Notaras se rappelle cette parole d'un empereur : « qu'il aimerait mieux voir dans Sainte-Sophie le turban des Turcs que la mitre d'un évêque latin!" Cette sorte de prédiction était accomplie. J'imagine qu'à la scène cette particularité, introduite avec art dans le drame, doit être pour des Grecs d'un effet singulièrement vif et pathétique. M. Basiliadis a bien fait de ne pas laisser échapper cette circonstance importante.

Ducas, un historien qu'on croit de la race impériale et qui, dans son enfance, était dans la ville assiégée, marque le moment fatal où le sultan envoya l'ordre d'allumer partout des feux; ce qui fut fait, dit-il, avec ce cri impie qui est le signe particulier de leur supers

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