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prostituées, qui suivaient l'armée de Baudouin, chantait des chansons de sa profession dans la chaire patriarchale. Les Grecs avaient souvent prié la Sainte-Vierge en assassinant leurs princes; les Français buvaient, chantaient, caressaient des filles dans la cathédrale en la pillant: chaque nation a son caractère."

Le pape Innocent III, dit encore Fleuri, reprocha aux croisés d'avoir exposé à l'insolence des valets, non-seulement les femmes mariées et les veuves, mais les filles et les religieuses. M. Bernardakis avait ces textes devant les yeux, et il a rappelé ces tristes exploits au début de son drame. Ils lui ont servi à peindre la rusticité brutale du vieil Erard. Ce guerrier, qui mettait sa gloire dans la barbarie, racontait avec orgueil ses prouesses dans les couvents de religieuses, et, en guise de trophée, portait sous son casque, une sorte de perruque formée des cheveux ravis aux vierges qu'il avait outragées dans Constantinople.

C'est ainsi que les Occidentaux apparurent d'abord aux Grecs. Anne Comnène nous a conservé un trait de leur arrogance féroce dans la saillie de ce comte français qui vint s'asseoir à côté de l'Empereur sur son trône, durant une cérémonie publique. Comme Baudouin, frère de Godefroi de Bouillon, prenait par la main cet homme indiscret pour le faire retirer, le comte dit tout haut, dans son jargon barbare: « Voilà un plaisant rustre, que ce Grec, de s'asseoir devant des gens comme nous ! » Alexis fit demander à ce comte qui il était. «Je suis, répondit-il, de la race la plus noble. J'allais tous les jours dans l'église de ma seigneurie, où s'assemblaient tous les braves seigneurs qui voulaient se battre en duel, et qui priaient Jésus-Christ et la Sainte-Vierge de leur être favorables. Aucun d'eux n'osa jamais se battre contre moi. "

Tout choquait les Grecs dans les habitudes de ces

premiers croisés, et Nicétas Choniatès parle avec dégoût de leurs repas, composés de quartiers de bœuf bouilli, de poids cuits avec des tranches de lard salé, assaisonnés d'ail et d'autres herbes excitantes. C'étaient là les héros de la première croisade. Un siècle plus tard, ils s'étaient transformés au contact du peuple grec. Guillaume, comte de Champagne, représente dans le drame de M. Bernardakis l'adoucissement des mœurs chevaleresques. L'histoire nous apprend que Geoffroi de Villehardouin était poëte élégant autant que hardi chevalier. Hugues de Berzil, dans sa Bible, reprochait aux Français d'avoir mis Dieu en oubli quand ils eurent, par sa grâce, dompté les ennemis, et se furent eux-mêmes mis hors de pauvreté. Ils ne surent pas résister à l'influence qu'exercèrent sur eux les émeraudes, les rubis, la poupre, les samis (étoffes de soie), les terres, les jardins, et les beaux palais marberins. Le temps n'est pas éloigné où l'on verra sortir une race nouvelle du sang mêlé des Francs et des Grecs. Les Gazmules ou Warmules, comme les appellent les auteurs contemporains, auront toute l'intelligence et la finesse de leurs mères, avec le caractère bouillant de leurs pères.

Dans ce drame de notre poëte, on ne s'étonnera pas de voir la Grèce glorifiée par ses enfants et par leur génie. Un des ornements que le sujet conseillait luimême était dans le contraste des deux races. L'héroïsme, les dons de l'esprit, appartiennent à la nation vaincue. Si Doxapatris, et sa femme représentent la fierté nationale et l'amour de la patrie, un rhapsode aveugle, sa fille, Antigone nouvelle, et son fils sont destinés à faire éclater tous ces sentiments. Je ne dirai pas qu'ils servent beaucoup à l'action du drame: quoique secondaires, ces personnages devraient avoir plus de part aux événements. Mais l'action n'est pas ce qu'il y a de

plus vif dans la pièce de M. Bernardakis. C'est une histoire découpée en dialogue et mise en scènes, plutôt qu'une véritable pièce de théâtre.

La représentation, si elle en avait lieu, serait loin. d'ennuyer ou de déplaire; l'esprit y serait agréablement occupé, mais l'âme n'en serait pas fortement émue. L'héroïne, Maria Doxapatris, n'est pas assez vigoureusement dessinée, et sa passion disparaît un peu dans les incidents de l'aventure. On voit que M. Bernardakis a été surtout dominé par une idée et par un sentiment qui ne cessera pas de sitôt d'être exclusif de tout autre chez les Grecs: l'exaltation du uerrier qui lutte pour reconquérir la liberté, ou pour retarder l'heure de la servitude. Le reste devient un accessoire; alors il vaudrait tout autant n'en pas parler. L'amour n'admet point le partage avec les autres passions. Il faut qu'il règne seul au théâtre. Que tout pour lui soit obstacle ou que tout devienne expiation. Maria Doxapatris n'est pas une rivale de Juliette, encore moins d'Ophélie. Pour nous, elle ressemble trop à une jeune fille qui vient à peine de renoncer aux poupées et s'essaye dans une première amourette. Elle ne peut pas espérer conquérir de vive force une place dans notre imagination, et l'on ne s'étonne pas que Guillaume la quitte avec une si parfaite aisance. Lui-même d'ailleurs n'est point dessiné en personnage dramatique. L'idylle serait mieux un cadre à sa taille. Il en parle souvent le langage.

Au risque d'être trop sévère, je dirai que M. Bernardakis ne m'a pas semblé avoir assez bien réussi dans l'entreprise qu'il avait annoncée. La poésie lyrique, dont il introduit l'élément dans sa pièce, n'y paraît pas assez à son honneur. Le chant d'un vieillard aveugle sur la chute de Constantinople ne se relève pas assez par des touches énergiques. C'est une complainte

sur un mode languissant, plutôt qu'une ode, telle que nous la voulons aujourd'hui, surtout quand on nous la promet. De même encore, la gaîté des deux personnages à qui le lot du comique est échu, n'est pas assez entraînante. La nourrice et son mari ne nous offrent que de très-froides plaisanteries. Peut-être, à la scène, le jeu des acteurs saurait-il les ranimer? Je ne vois pas bien aussi l'avantage de les faire parler en prose, surtout quand la langue qu'on leur prête diffère essentiellement de celle que parlent les autres héros. C'est un jargon inutile et embarrassant. Sophocle, quand il fait parler un soldat dans Antigone, sait lui donner le ton qui convient à sa condition, au genre de son esprit, sans tomber dans le patois. Shakespeare, sur ce point, n'est sans doute qu'un guide dont il faut se défier.

En résumé, l'oeuvre de M. Bernardakis est une tentative qui lui fait honneur. Il a été égaré par son système plutôt que par son esprit. Il l'a juste et bon. Il a su en faire un usage fort louable dans une tragédie, Mérope, taillée sur le patron des tragédies antiques.

Cette seconde œuvre est de 1866; elle est donc venue neuf ans après Maria Doxapatris. Elle a plus d'unité, plus de force et plus d'équilibre que le drame. L'auteur nous apprend que la représentation en a été chaudement accueillie dans Athènes. Je n'ai pas de peine à le croire. Les Grecs n'ont pas voulu seulement récompenser par leurs applaudissements le zèle de M. Bernardakis ; ils ont rendu justice à son talent de plus en plus mûr, de mieux en mieux préparé pour de solides et véritables

succès.

M. Basiliadis est un avocat qui consacre ses loisirs au théâtre. Comme l'auteur de Maria Doxapatris, il cherche encore quel serait le système dramatique le mieux approprié au génie des Hellènes. Il ne partage

pas néamoins les idées de M. Bernardakis. Celui-ci posait en principe que « le drame de Shakespeare était le seul qui répondît au caractère national des Grecs et à l'état intellectuel de la partie la plus éclairée de la Grèce moderne." Nous avons vu comment cette croyance l'a conduit dans l'exécution de sa pièce. M. Basiliadis ne veut refuser au grand tragique anglais aucun des éloges qu'on doit lui accorder : il admire l'étendue de son génie, la profondeur de ses vues, son art à saisir et à exprimer les mouvements de la nature; il est loin de croire pourtant qu'il faille essayer de transplanter dans le sol de la Grèce ce chêne gigantesque que les mains de Shakespeare ont fait croître en Angleterre. Toute imitation lui semble mauvaise; la loi qui régit le monde, c'est le progrès. Une tentative même audacieuse et téméraire vaut mieux que l'exécution servile et correcte des plans conçus par nos prédécesseurs. Un autre défaut de l'imitation, c'est qu'elle pousse toute chose à l'excès les classiques français, en s'appliquant à donner à leurs œuvres la sérénité majestueuse et tranquille des tragédies de Sophocle ou d'Euripide, n'ont-ils pas glacé notre scène, n'en ont-ils pas banni la chaleur et le mouvement? En marchant sur les traces de Shakespeare, Beaumont, Fletcher, Heywood, Webster et Massinger, n'ont-ils pas chargé leurs drames d'actions épouvantables, ne les ont-ils pas noyés dans le sang? Nous osons croire que M. Basiliadis ne se trompe pas dans ces appréciations. Nous approuvons les lignes suivantes qu'il emprunte à une étude sur Shakespeare faite par M. Mézières :

« Ceux qui, chez nous ou à l'étranger, s'y sont trompés; ceux qui ont tenté de ressusciter de toutes pièces la tragédie shakespearienne et d'en tirer une théorie à l'usage de tous les temps et de tous les pays, méconnaissent à la fois les conditions nécessaires du dévelop

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