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On s'attendrait à trouver des renseignements plus précis dans la liste des concurrents qui prennent part au tournoi. Le poëte introduit à la suite les uns des autres, le fils du prince de Mitylène, celui du roi de Nauplie, le prince de Mothon (Méthone), celui de Négrepont, celui de Macédoine, celui de Coroné; le prince de Sclavonie (Dalmatie), celui d'Axia, c'est-à-dire de Naxos; un prince de Karamanie, le fils du roi de Byzance, le prince de Patras, un prince de Crète. Tout ce qu'on peut dire après avoir retourné tous ces noms, c'est que le poëte, en rassemblant les jouteurs, n'a pas eu dans l'esprit d'autre tableau de la Grèce et de ses îles que celui que lui offrait la domination de Venise sur ces contrées. La plupart de ces villes étaient, en effet, alors au pouvoir des Vénitiens; les autres pays, tels que la Macédoine, la Sclavonie, la Karamanie, étaient déjà au pouvoir des Turcs.

On chercherait en vain à découvrir quelque intention secrète dans le choix des combattants. Ce ne

sont là que de pures inventions romanesques. Cependant, il semble qu'on ne puisse pas en dire autant du prince de Caramanie et de celui de la Crète, qui demandent, avant l'engagement de la lutte générale, à vider une querelle de famille qui les divise. Cornaro parait avoir voulu personnifier dans ces deux champions la haine mortelle qui n'a cessé d'animer les Turcs contre l'ile de Crète, rappeler les longs assauts et la longue résistance des Crétois contre un ennemi acharné à leur asservissement. Quoique les Vénitiens fussent loin d'avoir pour les Turcs les sentiments de haine et d'horreur que d'autres nations moins commerçantes et plus attachées à leur religion éprouvaient pour ces infidèles, Cornaro n'a pas laissé de peindre le Karamanite sous les traits les plus odieux. C'est un guerrier farouche, inaccessible à la pitié, d'une

valeur cruelle et impétueuse : l'image d'un vrai barbare. Spithaliontès, c'est son nom, n'inspire nul intérêt, au contraire; tous désirent sa mort, et, quand il tombe sous l'épée du Crétois, sa défaite est célébrée comme un triomphe. Etait-ce une allusion aux échecs répétés qu'avaient subis les Turcs? Était-ce une illusion du patriotisme?

Du reste, tous ces princes avec leurs noms figuratifs, ne sont bien que des héros de roman. On peut dire à coup sûr qu'ils viennent des livres de chevalerie dont l'Italie faisait au XV et au XVIe siècle sa principale lecture.

On sait combien d'épopées avaient cours alors ('). Longtemps avant Pulci, le Boiardo et l'Arioste, on chantait dans ce pays les exploits des Paladins célèbres par leurs amours et leurs faits d'armes. Ils avaient tous une même origine, ils étaient sortis des Reali di Francia, compilation curieuse, faite en prose, de toutes nos chansons de geste françaises. Dès 1491, ce livre est publié à Modène, en 1496, il paraît à Florence, en 1499, à Venise; dans la même ville, il s'en fait d'autres éditions en 1511, 1515, 1532, 1537, 1551, 1566, 1588, 1590, 1616, 1821.

En 1534, dans la même ville, un écrivain du nom de Cristoforo Fiorentino met en vers ces Reali di Francia. Sans lieu d'impression désigné, on trouve dans Melzi quatre-vingt-quatre stances destinées à énumérer tous les poëmes sortis de la même source. En vingt-six stances, on compte trente-trois romans indiqués, dont deux il Fortunato et il Malignetto sont complètement inconnus. Nul doute que Venise n'envoyat en Crète les produits de ses presses. On ne peut se re

(1) On en voit l'énumération dans la Bibliografia dei Romanzi è poemi Cavallereschi italiani di Melzi, Milano, 1838.

fuser à croire que ces lectures aient été inconnues de Vincent Cornaro, quand on le voit décrire le tournoi d'Athènes avec tous les détails que donnent dans ces sortes d'aventures nos romans de chevalerie, quand on peut citer des passages des Reali di Francia d'une conformité incontestable avec ceux de l'Érotocritos.

On a remarqué dans l'analyse que chaque héros de la joute porte une devise dont le sens explique l'image symbolique dont son casque et ses armes sont ornés, pour ne donner qu'un exemple de cette conformité avec l'italien, je citerai au quatrième livre des Reali di Francia, Duodo de Magenza, c'est-à-dire Doon de Mayence, qui porte un faucon dans un champ d'azur sur une montagne d'or. On sait quel succès ces devises et ces symboles eurent en France pendant le XVII° siècle; la société de Mme Sévigné se faisait un amusement et un point d'honneur d'en inventer de fort ingénieuses, on les écrivait le plus souvent en italien.

Je remarquerai cet autre trait de ressemblance avec les Reali di Francia: un roi d'Arménie, Erminione, met également Drusiana, sa fille, au concours. Un tournoi est annoncé; le vainqueur sera l'époux de la jeune princesse, il vient à cette lutte des princes d'Arménie, de Grèce, de Pologne; Drusiana assiste à la joute qui doit décider de son sort ('). On comprend que, comme Arétusa, son cœur a déjà fait son

(1) Voici encore un exemple d'une jeune princesse mise au concours, il est tiré d'un curieux roman historique en prose, dont la composition peut être rapportée aux premières années du XIVe siècle, et attribuée à un auteur anglais qui remanie une chanson de geste originale. L'aventure se passe au temps de la conquête d'Angleterre par Guillaume le Bâtard. « William, neveu et héritier de Payen Peverel, avait deux nièces, Eleyne et Melette. La première fut mariée à Alain Fitz-Alain avec la terre de Morlas. Pour Melette, la plus belle des deux, elle refusa tous ceux qui demandèrent à l'épouser et, quand son oncle voulut savoir auquel elle s'accorderait : « Sire, fit ele, il n'y a chevaler en tot le mound qe je prendroy pur richesse e pur honour de terres; cely est riche qe ad qe son cuer desire; mes si je jamės nul averoy,

choix, c'est Buovo, écuyer tranchant d'Erminione, qui a son cœur. Toutefois, il est inconnu, inférieur par sa condition à la fille du roi, mais sa valeur le met audessus de tous les obstacles, il renverse soixante concurrents. Je suis obligé de dire qu'il y a bien de la différence entre les deux jeunes filles, Arétusa est aussi modeste et réservée que Drusiana est hardie, provocante et, pour dire le mot, effrontée.

Dans le roman italien, il y a aussi un exemple de constance, il est donné par Buovo; pendant trois ans, enfermé dans une tour, il refuse de trahir Drusiana et de répondre à l'amour d'une fille de roi.

Ceux qui ont l'habitude du genre de littérature qui nous occupe, ne manqueront pas aussi de remarquer des circonstances analogues à celles d'Erotocritos, dans le poëme grec de Pierre de Provence et de Margarona. J'ai montré qu'il n'est qu'une imitation d'un roman français; Margarona est la fille unique d'un prince qui ne l'a obtenue du Ciel qu'après de ferventes prières;

il sera bel, corteys et bien apris, e le plus vaylant de son corps de tote la cristienete.

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William Peverel fit donc crier en maintes terres, voisines et lointaines, que tous chevaliers qui voudraient montrer leur prouesse, eussent à se rendre au château de Peverel, à la prochaine fête de Saint-Michel, pour y voir donner au mieux-faisant, avec la main de Melette, l'honneur et la seigneurie de Blancheville.

Guarin de Metz, vint au tournoi avec les dix fils du duc Jean de la petite Bretagne. Les concurrents furent divisés en six échelles ou troupes armées. Quand les dames furent montées dans une tour d'où elles pouvaient suivre tous les mouvements de la grande lutte, les tambours, les trompes et les « cors Sarrasinois, » donnèrent le signal: « Là poeit-on vere chevalers reversez des destrers, et meynte dure coupe donée et meynte colée. » L'avantage demeura à la troupe de Guarin de Metz. La Belle Melette, qui navait pas perdu de vue le chevalier au « Surcot» c'est-à-dire à la casaque de samit vermeil, » qui souhaitait déjà qu'il obtint la récompense promise au mieux-faisant, lui envoya son gant, en l'invitant à bien le défendre. Guarin conserva dans une grande et décisive rencontre, l'avantage qu'il avait conquis la veille, sa compagnie resta maîtresse du champ de bataille. Dount jugement se prist entre tous les grantz seignours e herrauts e disours qe Guari, qe rust le chevaler aventurous, avereit le pris del tornoy et Melette de la Blanche-Tour. » Hist. litt. de la France, t. XXVII, p. 166. - (The History of Fulk Fitz-Warin, by Th. Wright, London, 1855, p. 1.)

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comme pour Arétusa, plusieurs princes, se disputent sa main mais, comme elle, elle n'a d'yeux que pour un seul des combattants; il est le plus valeureux, cependant il n'est pas le plus noble et le plus magnifique en apparence.

De ces rapprochements que j'abrège, on peut donc conclure, il me semble, que Vincent Cornaro, tout en écrivant en grec, n'a pas oublié sa première origine; il a demandé à la littérature italienne, qui n'était alors qu'un reflet de la nôtre, ses inspirations principales, en se réservant l'honneur de combiner ces inventions de manière à les rendre siennes et d'y ajouter des détails propres à l'histoire des Grecs.

C'est un de ces détails que nous trouvons dans l'invention des Vlaques qui envahissent la Grèce, et y portent le ravage. L'auteur ne s'est pas piqué sur ce point d'être plus exact que sur tous les autres. Ce nom de Vlaques est aussi peu déterminé que possible, que représente-t-il? Sont-ce les Turcs, qui, depuis 1462, étaient maîtres du pays appelé aujourd'hui Valachie, sont-ce les Goths qui ont occupé ces provinces danubiennes au II° siècle après J.-C., ou les populations primitives qu'avaient remplacées les soldats de Trajan? Le poëte ne s'en est pas inquiété, il met ce terme en avant sans y attacher une signification précise. Le nom de leur chef, Blandistratos, n'est pas fait pour nous éclairer d'avantage: Il est d'une composition bizarre, moitié latin, moitié grec, à moins qu'il ne faille y voir une appropriation à la langue du poëte d'un nom du nord comme Vladislas. La confusion s'accroit encore lorsqu'on envisage que son neveu, appelé Aristos, vient pays des Franes, ἐκ τῆς Φραγκίας, au secours de son oncle. Ou bien il faut dire que Vincent Cornaro s'est joué de ses lecteurs, au mépris de toutes les vraisem– blances historiques, ou bien qu'il voyait dans les

du

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